Sommeils
Rodolphe Olcèse
A bras le corps
2014
Lien vers l'exhibition Sommeils
Images watch over me / English
Les images veillent sur moi / Français
A space to see / English
Rodolphe Olcèse - Exposer la lumière / Français
Comment donner à voir ce moment de torpeur singulière, que nous éprouvons une fois par jour au moins, à notre réveil, où les formes sur lesquelles s’ouvrent nos yeux frappent notre esprit sans pour autant parvenir à s’y fixer ? Comment capter cet instant d’effraction où nous semblons réapprendre à voir, où le monde se présente à nous comme ce dont nous venons de perdre l’habitude, et à quoi nous devons nous accoutumer à nouveau ? Comment saisir cette expérience que Walter Benjamin, dans l’une de ses nombreuses notes préparatoires à son maître ouvrage, qu’il n’aboutira pas, désigne comme une « expérience du seuil » ? « Nous sommes devenus très pauvres en expériences de seuil. L‘endormissement est peut-être la seule qui nous soit restée. Mais tout autant que l'univers du rêve avec ses figures, les vicissitudes du divertissement et les fluctuations de l'amour au cours des générations sont rattachées au seuil. C'est à partir de l'expérience du seuil que s'est développée la porte qui métamorphose celui qui passe sous sa voûte » [1].
C’est bien une expérience de cet ordre que propose Ismaïl Bahri avec Sommeils [2]. Il s’agit peut-être, dans cette installation, de figurer des effractions, non pas dans ce qu’elles produisent, leur résultat, mais dans leur mouvement, cette percée brève, insaisissable et irréversible, par quoi une forme peut s’inviter dans notre champ perceptif, y introduire une instabilité, et questionner par-là les capacités qui s’y déploient. Comment voir une forme sans la capturer ou la dérober, accueillir un évènement sans s’en emparer, sans lui imposer cette faculté de maitrise à laquelle se laisse reconduire la vision le plus souvent ? Précisément en se tournant vers un seuil, où l’événement peut venir vers nous avec une liberté souveraine, détaché de toute cause et de tout effet, sinon celui qu’a sur nous toute effraction : une ouverture qui nous laisse sans pouvoir et dont nous ne pouvons pas encore mesurer pleinement les conséquences. Pour faire l’expérience du seuil, il faut donc pénétrer un espace où toute venue fait événement, où toute apparition est imprévisible. Un espace clos comme la chambre, où nous pouvons abandonner tout commerce avec le monde, n’éprouver ni crainte, ni attente, ni appétit pour les êtres extérieurs à notre rapport privé au monde. Si elle n’y est invitée, l’extériorité ne peut pénétrer dans notre chambre que de force.
C’est bien un espace de cet ordre que veut nous donner à parcourir Sommeils d’Ismaïl Bahri. La chambre qui l’occupe est du reste directement connectée à son outil de recherche. C’est dans une camera obscura, dispositif optique qui a préfiguré l’appareil photographique dès le moyen âge, qu'Ismaïl Bahri nous fait pénétrer, pour en démonter la mécanique et comprendre le rapport au monde qu’elle instaure. Que produit un appareil photo ? Comment comprendre ce moment où surgi en lui une image ? Toute image est rupture dans le sens où elle nous met sous les yeux une présence qui n'est justifiée par rien, sinon son statut d'image. Mais comment montrer cette rupture en tant que telle ? Paradoxalement, c'est en apposant à la machine une mécanique qui lui est extérieure qu'Ismaïl Bahri peut capter ce moment d'apparition d'une image, montrer qu'elle est à la fois progressive et irruptive, et qu’elle se donne et se soustrait à notre attention dans un seul même mouvement. Cette mécanique externe consiste en un petit cache en papier, qu'une monture permet de placer devant l'objectif, et qui se soulève par intermittence en fonction du vent, de sa force et de sa direction. L'objectif accède ainsi au visible sur un mode accidentel, et la puissance de capture qui le caractérise est transférée, d'une certaine manière, dans le monde vers lequel il doit se tourner pour faire des images. En donnant à une impulsion extérieure de dévoiler le visible et le recouvrir, ce dispositif rappelle qu'une image, fondamentalement, se reçoit, il permet d’approcher, par cette phénoménologie plastique qu’il induit, le moment où elle se fabrique et que la technologie argentique a longtemps désigné par le terme puissant et particulièrement signifiant de révélation. Ismaïl Bahri montre ainsi, par ce travail tout à fait singulier, que les technologies numériques, tout empreintes d'un désir de maîtrise et de contrôle qu'elles puissent être, ne nous dédouane pas d'avoir à affronter la question d'une image révélée, traversée par un sens bien plus vaste que celui que nous pouvons y mettre, et qui vit de nous échapper.
Dans Sommeils, plusieurs séquences vidéos, tournées à Tunis à l'aide de ce dispositif, sont installées dans un espace sombre. Les murs, couleur anthracite, sont la figuration concrète et immédiate de cette caméra obscura, lieu de révélation de l'image photographique. Une première pièce semble a priori vide, nue. Rien ne s’y expose à proprement parler, mais un rayon de lumière, qui survient de manière intermittente, semble fissurer l’un des murs par ses extrémités. L’effraction est au travail, qui va produire l’apparition d’une image. C’est sous le titre d’une Percée que se déploie le premier temps de l’installation. Littré rappelle que l’un des sens du mot « percée » lui vient de la peinture : « se dit des échappées de lumière que l'on ménage dans un paysage à travers une touffe d'arbres ou toute autre masse ». En peinture, une percée est un mouvement de fuite. L’image qui perce n’est pas une image qui figure, mais qui rend la figuration possible, un geste par d’autres images deviennent possibles. Quelque chose qui a sans doute à voir avec ces pures sensations lumineuses auxquelles nos yeux doivent s’habituer au réveil pour que puissent se fixer en eux les formes qui les font naître et qui se précisent en se mêlant étrangement avec celles, de formes, qui auront peuplé notre nuit.
Qu’une image puisse en rendre plusieurs autres possibles sans rien figurer elle-même, Sommeils le redit dans son contrepoint, une vidéo sonore d’une vingtaine de minutes au titre particulièrement éloquent. Foyer est un écran blanc, dont la texture palpite, et étale des nuances de gris, au gré du vent qui éloigne ou retient le cache sans parvenir à le soulever suffisamment pour qu’une image s’inscrive dans l’objectif. Pour autant, le film est plein. Il se remplit d’emblée de présences vocales qui viennent révéler le dispositif en le perturbant : un passant intrigué qui aime le cinéma, des policiers suspicieux, un groupe d’amis, tous « forcent » le commentaire et construisent ou suscitent l’image de ce qui est en train d’advenir. Ces interventions intempestives envoient l’installation dans des directions inédites et questionnent la pratique artistique, la place que nous lui accordons dans nos vies, la société tunisienne contemporaine...
Pièce où nous nous retrouvons, le foyer désigne aussi le feu qui nous y rassemble et nous y retient. L’une des voix de la vidéo, qui évoquent les différences de couleurs de peau, pour souligner avec ironie la blancheur typique des français, nous donne la conscience de ce feu dans une clarté saisissante : « Ici, le soleil nous a brûlés… la misère nous brûle… la prison nous brûle… les drogues nous ont brûlés… Bref, on est brûlé ». C’est dans ce feu que les images prennent vie et convergent à la fois, ce qui est si évident que le chahut provoqué autour de la caméra voit surgir les termes qui, pour le cinéma traditionnel, sont le préalable et le terme de toutes prises de vues : silence, action & cut. Foyer produit de la vision et de l’aveuglement ensemble, comme un lit de braises regardé trop longuement. Les paroles qu’il accueille produisent elles aussi, comme le vent, un soulèvement du dispositif, c’est-à-dire qu’elles le donnent à voir, participent de son montage, en attirant l’attention sur le fait que précisément, il repose sur des séquences vidéos où tout montage est inutile, puisqu’il est joué par avance par le souffle du vent.
Il n’y a pas de vision sans un tremblement préalable, qui fait qu’une forme peut traverser le visible et nous atteindre en nous donnant à la fois sa source et son terme, son point d’épuisement. Comment ne pas penser à nouveau, s’agissant de Sommeils, à Walter Benjamin ? « Dans l’image dialectique se présentent, en même temps que la chose même, l’origine et le déclin de celle-ci. Cette origine et ce déclin seraient-ils éternels ? (Éternelle fugacité) » [3]. « Éternelle fugacité », expression saisissante s’il en est, est un autre nom pour dire la « fulgurance » de l’image, sur laquelle Walter Benjamin a beaucoup insisté. « L’image dialectique est une image fulgurante. C’est donc comme image fulgurante dans le Maintenant de la connaissabilité qu’il faut retenir l’Autrefois. Le sauvetage qui est accompli de cette façon — et uniquement de cette façon — ne peut jamais s’accomplir qu’avec ce qui sera perdu sans espoir de salut à la seconde qui suit » [4]. Retenir quelques traces du visible et les perdre aussitôt, se tourner vers un événement, fut-il historique [5], pour n’en recevoir que les formes résiduelles, c’est ouvrir le chemin sur lequel le regard peut venir à la rencontre de cette fulgurance, la recevoir et l’offrir en partage.