Conversation entre Rodolphe Olcèse et Ismaïl Bahri
Dans le cadre de sa résidence à la Fabrique Phantom (Khiasma), Ismaïl Bahri élabore un dispositif de prise de vues qui interroge l'outil caméra, en cherchant à retrouver des possibilités plastiques familières des images argentiques, et qui semblent perdues pour - et par - le numérique. A l'aide d'un obturateur qu'il a lui même fabriqué, Ismaïl Bahri réalise des séquences vidéo qui bouleversent notre rapport aux images et, dans un effort pour ne pas coïncider avec ce qui se présente devant le cadre, induisent une relation au réel qui lui redonne sa part de mystère et son excès sur nos capacités d'appréhension.
À bras le corps
23 décembre 2013
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Lien vers l'entretien
À bras le corps : Dans le cadre de ta résidence à la Fabrique Phantom (département de l’Espace Khiasma), tu travailles sur un nouveau dispositif de prise de vues. Peux tu le présenter brièvement, et dire comment il s’inscrit dans tes précédentes expérimentations ? L’image, dans ta pratique, est toujours le résultat d’un processus, d’une fabrication préalable.
Ismaïl Bahri : On retrouve effectivement dans ce projet un rapport à l’expérimentation. J’ai mis en place un petit dispositif que je vais chercher à affiner pendant plusieurs mois, pour préciser deux ou trois pistes de recherche. Dans mon travail j’utilise tout le temps des sortes d’intercesseurs, des intercesseurs élémentaires, dans le sens où ils sont simples, mais aussi dans celui où ils ont un rapport aux éléments. Dans le cas présent, ce sont la lumière et le vent qui viennent activer le film, par l’entremise d’un cache de papier greffé à l’objectif d’une caméra. Dans Dénouement, c’était un fil et un geste, qui enclenchaient la résolution du film. Dans la série Film, c’est le processus de capillarité d’une encre qui imbibe un journal et provoque un petit phénomène cinétique, là encore élémentaire, sur quelques centimètres. Une bobine de journal se déroule et produit une sorte, non pas de narration, mais de micro-événement. Quelque chose arrive, un pli se défait de manière autonome. La vidéo vient troubler la fluidité, le côté extrêmement lisse de l’image numérique. Le dispositif que j’expérimente actuellement introduit des sautes dans l’image, des éclats, des micro accidents. Ce qui m’intéresse particulièrement ici, c’est la question de l’écran, et donc de la surface de l’image, dans sa mise en tension avec des paysages, avec des formes de profondeurs. Ce dispositif produit un clignotement, une palpitation lumineuse et accidentelle qui vient provoquer l’image. Dans certaines des vidéos que je suis en train de faire, il y aura un travail de montage, d’autres ne seront qu’une captation extrêmement simple, qui donneront lieu à des formes qui relèvent davantage de l’installation. Mais tout ceci est encore en recherche.
Je ne sais pas encore tout à fait ce que je suis en train de faire, mais ce qui m’intéresse, c’est ce moment où, pour arriver à une création, l’expérimentation, la captation doivent se faire sous la forme d’un apprentissage. Je dois apprendre à utiliser le dispositif que je fabriques au moment même où je le fabrique, découvrir ce que je fais au moment où je le fais. Cela pose la question de l’apparition. L’expérimentation permet à quelque chose d’apparaître, d’arriver. Dans Film, ce qui me fascinait, c’était de voir quotidiennement, dans des bacs d’encre, des images préparées à l’avance se déplier devant moi et apparaître. Dans Orientations, c’était l’apparition, un peu au hasard, de paysages capturés. Le projet en cours est un peu dans cette lignée-là, en engageant un rapport peut-être plus évident au cinématographique. Le dispositif a à voir avec un cinéma débutant, au sens où quelque chose commence. Le projet pose la question de la palpitation, de l’obturation, de la temporalité de l’image, de sa continuité, de ses sautes, etc., et permet de repenser une certaine forme de chronophotographie.
ABLC : Ce qui est mis en évidence de manière particulièrement frappante ici, mais c’était déjà présent dans tes précédents travaux, c’est qu’il ne peut pas y avoir de révélation de l’image sans une occultation préalable ou corrélative. Pour accéder au visible, il faut perdre l’écran, et réciproquement, l’écran ne retrouve sa place qu’en occultant le paysage. C’est quelque chose qui est sans doute au principe de tout phénomène d’apparition.
IB : Ce qui m’intéresse dans ce travail, qui utilise des outils numériques, c’est de pouvoir produire des images continues, mais qui en même temps portent en elles et questionnent la part du clignotement, la part du vide ou d’une certaine forme d’absence. Absence qui devient elle-même le sujet d’une présence, qui active le film. Nous sommes successivement ramenés à l’écran puis renvoyés vers ce qui est filmé au plus loin, et c’est ce va et vient qui est l’activation même de ce qui est à l’œuvre.
ABLC : La question de la représentation est également déplacée. L’image n’est plus la figuration de quelque chose, mais un élément qui doit être ouvert par une extériorité. Le réel vient forcer l’image.
IB : L’utilisation d’intercesseurs vise à produire cet effet là, à amener une tension qui pose une relation dynamique entre le cadre et le hors champ.
ABLC : Au sujet d’Orientations, tu parlais volontiers de myopie. Est-ce que ce nouveau dispositif cherche à poser la nécessité d’un aveuglement ? L’acte de voir est directement interrogé. Quand on regarde tes images, on est dans une tension extrême car on attend qu’une forme apparaisse, et dès qu’elle est là, elle nous échappe aussitôt. Il y a quelque chose qui n’arrive pas à se stabiliser dans l’image.
IB : Oui, en effet, mais ce qui se trame ici renvoie à autre chose que la myopie activée dans Orientations. Je ne sais pas encore exactement ce que c’est.
ABLC : Les images procèdent par ruptures continuelles. A la fois il y a la continuité du plan et en même temps ce plan est constamment fracturé par les conditions climatiques de tournage.
IB : Oui, il y a une grande part du film qui est livrée au blanc. C’est ce qui est tout le temps en jeu. Si je filme toujours de toutes petites surfaces, c’est parce qu’elles confondent, désorientent un petit peu, mais en même temps accueillent plein d’événements qui les situent dans l’espace, le temps, les conditions atmosphériques. Le rapport à la myopie, s’il y en a un, il est peut-être là. Voir au plus près, se concentrer sur les micro-événements, sur les micro-phénomènes, pour y chiner divers horizons.
ABLC : Dans les images faites à l’occasion des manifestations à Tunis, il y a cette présence de la foule mais l’attention se porte sur des raies de lumières.
IB : Oui, des rayons de lumière et des effets de recouvrement. Le vent, la lumière rendent sensible ce qui se trame dans l’image, en même temps que l’événement filmé ; cette foule coulant les rues.
ABLC : Le dispositif montre que le visible est ce qui est hors du cadre, ce qui donne paradoxalement une très grande présence à cette extériorité. On perçoit qu’il y a un dehors qui déborde et l’image, qui est comme rognée, mangée par ce qu’elle refuse finalement de représenter.
Simon Quéheillard : J’ai le sentiment qu'il s'agit d'une révélation qui est moins un moment d'ouverture et de soulagement qu'une sorte de retenue, comme si tu ne voulais pas que l'image se fasse, à la manière d’un cinéaste qui lancerait la bobine pour ne capter que ce qui vient entre l'amorce et la première image. On est dans cet entre deux, dans un film qui pourrait se réduire à deux photogrammes.
IB : Oui, il y a de ça. Convoquer les temps morts, la part d’ombre de la pellicule, celle qui hante le blanc séparant deux photogrammes.
SQ : Il y a cette image du couvercle sur la cocote-minute qui tremble. Il se passe plein de choses dessous, mais tu ne le soulèves pas.
IB : Oui, il y a quelque chose de l'ordre du liminaire, de l'entre deux, du début de quelque chose. Dans ces expériences, les moments où il n’y a plus qu'une percée de lumière ou très peu de choses deviennent tellement précieux. C'est aussi ça que j'essaie de travailler.
ABLC : Le photogramme, c'est vraiment le support de la lumière, et c'est ce que l'image numérique n'arrivera jamais à retrouver. Avec ce dispositif, c'est comme si tu créais les conditions pour ne capter finalement que la lumière. L'idée formulée par Simon autour de l'amorce est vraiment intéressante, dans le sens où l'amorce, c'est le moment du plan où il y a tellement de lumière qui rentre sur la pellicule qu'elle en est brulée. Dans ton projet, les effets que cela produit ne sont pas identiques, mais il y a tout de même cette idée d'être mangé par un excès.
IB : Exactement, l'image mangée par un excès. Travailler le noir, le blanc et les nuances entre les deux, c'est un peu ça. Soit l'image est complètement grillée et elle devient une pure lumière, soit au contraire elle est tellement absorbée qu'elle devient noire, noircie comme une photographie trop exposée. La question de l'exposition est importante dans ce travail. J'essaie de travailler ces vidéos en fonction de l'exposition à venir et en fonction d’un espace précis, celui de Khiasma, avec ses particularités et son potentiel de transformation. Et c’est la première fois que je suis amené à penser des films dans une forme de projection, en fonction de leur écran, de leur écrin à venir. Il y a un double jeu entre exposer une image, exposer cette pellicule qui s'interpose entre la caméra et le réel, le monde, le paysage. La question est aussi de savoir comment exposer les spectateurs à ces infimes lumières. Les spectateurs vont pénétrer une salle obscure comme s'ils s'introduisaient dans une chambre noire ou dans un dispositif optique exposant son intérieur à des lumières. Avec les vidéos où le cache est rendu sombre par le contrejour, le monde est dehors, il n’y a que quelques lumières que l'obturateur révèle de temps en temps, juste ce qu’il faut pour qu’on se demande ce qu'il y a derrière. Dans d'autres vidéos au contraire, on a l'impression d'une projection sans film, ce qui est justement le film. C'est cette tension là qui m'intéresse. Par exemple, les images de manifestation, c'est vraiment ça. La vidéo devient comme une coquille filmique : évider un plan, qui ne porte presque aucune image. On hésite parfois, on se demande si quelque chose a réellement été filmé. Est-ce que la projection à l'écran porte, transporte, un film ? Ce sont ces jeux là que j’essaye de travailler pour l'exposition à Khiasma.
ABLC : Ce qu'il y a de spécifique dans ces travaux, c'est qu'on rentre dans le film par les bords. Cela bouleverse complètement notre rapport aux images, dans lesquelles il y a ordinairement un centre qui contraint la focalisation de notre regard.
IB : Peut-être, oui. Ce qui m'intéresse, c'est que le dispositif soit fabriqué en lui-même, qu’il y ait un objet. Même si dans le résultat, il n'est plus visible, il est quand même là, il fait partie du travail. C'est une façon de réinterpréter de manière élémentaire la manière dont je fabule la caméra, cet instrument que j'utilise depuis des années et dont je ne comprends pas le fonctionnement interne. On vit dans un monde où on utilise de plus en plus d’outils dont on ne saisit rien de l’électronique interne. J’aimerais revenir à une sorte d'état d'amorce, reconstruire, proposer une sorte de double élémentaire de cette caméra que j'utilise, greffer à cette caméra une extraction fabulée de sa mécanique interne…
ABLC : Tu cherches à mettre les tripes de la caméra dehors en quelque sorte.
IB : Absolument, mettre les tripes de la caméra dehors. Faire en sorte que cette caméra HD filme, se filme, comme dans un retournement de gant, en miroir. La caméra filme l'objet greffé sur elle qui est lui-même en un sens en train de "filmer", en tous cas de traiter l'image, la lumière, le rapport au paysage. Cela introduit une mécanique dans des outils électroniques qui tendent à effacer leur rapport au mécanique. Amener la caméra à filmer cette chose là me parait intéressant. Ce dédoublement, cette extraction, c'est une première projection.
ABLC : Par rapport à l'exposition à venir, est-ce que tu as pensé creuser cette question en inventant un dispositif qui modifierait l'image en agissant sur la projection elle-même, qui mettrait un écran dans l'image mais au moment de la diffusion des films ?
IB : Non, je n'y ai pas pensé du tout.
ABLC : Quand on voit tes images, si on les regarde très lointainement, on peut s'imaginer qu'il y a un cache devant le faisceau de diffusion.
IB : Oui, c'est tout à fait possible. Je vais faire une exposition à Tunis en juin. Il y a une petite salle de projection dans la galerie. J’aimerais mettre en place un dispositif pour réaliser une vidéo in situ afin de créer un trouble. On aurait l'impression qu'aucun film n'est projeté, et à un moment donné, l'écran balancerait avec le vent, et on verrait qu'il y a quelque chose derrière. Alors je ne sais pas encore ce que va être cette chose derrière, les abords de la galerie ou autre chose, mais en tous cas, j’espère qu’il y aura ce trouble. On ne sait pas trop si ce que l'on voit, c’est cet écran de projection où il n'y a pas d'images ou si c'est une vidéo qui joue avec ces éléments là. Donc oui, quelque part, cette possibilité que tu évoques est présente, mais dans l'illusion.
ABLC : Pas que dans l'illusion. Finalement, ton dispositif de prise de vue fonctionne en mettant un écran de cinéma minuscule devant l'optique de ta caméra, qui semble se transformer en appareil de projection. Les choses sont complètement retournées.
Simon Quéheillard : D'ailleurs, la première intention que tu avais en inventant ce mécanisme, c'était de recueillir quelque chose qui s'imprimait sur le petit bout de papier.
IB : Oui, c'est vrai que quand la caméra filme sur l'écran, il y a déjà une première projection, une projection des phénomènes sur l'intercesseur. C'est pour cela que j'ai découpé le papier aux proportions d'un écran 4/3 ou 16/9. Lorsque je filmais pendant les manifestations, les gens étaient très attentifs, ils venaient parfois roder autour du dispositif et regarder dans l’oeilleton, il me disait que je devais absolument filmer ces événements importants, qui vont rentrer dans l’histoire. Mais le dispositif est fait pour rater l'événement, pour le capter par le prisme d'une certaine palpitation, d'une certaine lumière, d’une surexposition.
ABLC : Est-ce que tu rates l'événement ou est-ce que tu crées les conditions de son accueil ?
IB : C'est toute la question. Mais en tous cas, il y a l'idée d'une certaine forme de ratage ou d’accueil de ce ratage. Les gens, quand ils venaient me voir, me disaient : « mais tu ne filmes rien ! ». C'est ce qui a fait de ces expériences là un moment assez particulier à vivre.