Lettre de Simon Quéheillard à Ismaïl Bahri
Samedi 29 Novembre 2014 à 18H, la troisième rencontre dans le cadre de l’exposition sommeils est consacrée à un dialogue entre Ismaïl Bahri et l’artiste Simon Quéheillard autour de son ouvrage en cours Une méthode de dispersion. Les images veillent autour de moi, la lettre de Simon Quéheillard inaugure la discussion en amont de la rencontre.
Lien vers l'exposition sommeils
Lien vers la lettre
Cher Ismaïl,
De retour au pays natal, nous recevons aujourd’hui de toi ces cartes (postales) filmées de Tunisie. Dans cette salle, où domine l’obscurité, jamais la myopie n’aura été si grande. Les images projetées, dorénavant étendues à l’échelle d’un mur, ont toute l’apparence d’une tapisserie. Des tapisseries dans une chambre obscure. Dans cette chambre noire de la salle d’exposition, les images se succèdent par périodes. Périodes de lumière et d’obscurité, elles se présentent à nous comme « un feu tournant à éclipses », auxquelles succèdent quelques éclats, certains beaucoup plus vifs, d’autres plus courts ou plus fréquents. Où la fréquence est celle d’un vent, agitant ce petit rectangle de carton disposé devant la lentille. Entre ici et ailleurs, il détermine ce mouvement permanent. Images d’une terre éloignée vue d’ici. Signaux d’un phare en vue de terre, la Tunisie. Cette salle obscure où nous nous trouvons, dans la simulation d’un mécanisme. D’un battement de paupière, le regard traverse l’océan. Une traversée nocturne. Tant que domine l’obscurité, on ne perçoit que le grain de sa propre rétine. La mer et le ciel confondus forment un grand mur noir. Vision rapprochée d’un espace sans fond, sans limite ni contour. Après un moment, l’immensité se laisse percevoir. Et l’horizon se dessine entre les différentes teintes obscures. Passant du proche au lointain, de la rétine au paysage.
"je te laisse une lumière tu éteindras"
Ce vers de Claude Royet-Journoud, à la simplicité déconcertante et absolue, décrit une situation de veille dans la pénombre. Phase à laquelle succède le sommeil, retraçant mot à mot la trajectoire de ton exposition. Les images obstruées se voilent et se dévoilent à l’infini. Aussi le trajet parcouru se perpétue sans cesse à chaque tentative. Voyage que tu as entrepris. D’un continent à l’autre, incessamment refaire le trajet. Deux blocs d’espaces contigus, où l’on se tient sur le seuil. Ils se dépaysent l’un l’autre. La chambre & le paysage.
Images comme ça pourrait être le nom de ce voyage. Voir comme ça vient. Sans but, faire en sorte de ne pas vouloir. Comment trahir ses propres intentions ? Les images font ce qu’il faut quand elles ne le font pas. Jack Spicer définissait le poème comme « ne pas vraiment vouloir ne pas dire ce que tu n’as pas envie de dire ». Ce qui deviendrait pour toi (à l’attention du caméraman-reporter) : « ne pas vraiment vouloir ne pas voir ce que tu n’as pas envie de montrer ». Au delà du vertige de cette triple négation, nous pourrions traduire par « ne pas vouloir ce que tu as envie de montrer ». Ou encore : « vouloir voir ce que tu n’as pas envie de montrer ». Vouloir, c’est partir en Tunisie. Ne pas vouloir, c’est obstruer la lentille d’un petit rectangle de carton. Alors le sommeil nous permettrait-il de surmonter cela.
Que puis-je voir malgré moi ? Que voit-on malgré tout ? Et que reste-t-il de ce que tu ne vois pas ? Détournant le regard de son but, une œillère se tient devant l’objectif. « Recouvrant ainsi une partie des yeux ou du champ de vision de l’animal. » La vision bornée est celle d’un handicap. Un système de blocage. Pour commencer, le sommeil ignore, de ce que nous vivons, les choses les plus immédiates. Tourner le dos à ce qui fait face. Une œillère pour se détacher. Au plus proche de la rétine. Pour ne pas assigner le regard à un but, une image se trahit. Comme on perçoit le halo d’une bougie, détournant le regard de la flamme. On ne regarde pas le halo d’une bougie. Vues de dos, des images circulent, tout autour, en bordure. Tapisserie dans leur principe, décrivant « des espaces qui ne soient pas chargés d’intention » [1]
Des images de fond, plus fortes que tout, personne ne les regarde. Et de l’autre côté, pendant que ça défile, des gens qui parlent tous dans le noir, avec les mains. « L’océan n’a pas l’intention d’être écouté. » [2] Sans but, il se brise sur le rivage. Les images veillent et ne sont pas remarquables. Leur flot sous-jacent. Elles circulent partout sans jamais se lasser. Un arrière-pays. Ne plus pouvoir s’endormir sans le bruit des vagues.
Tu es retourné là-bas pour que les images nous reviennent de ce pays. Tu divagues, cher ami. Images bloquées. L’obstruction nous éloigne. Pas tant une série d’amorces comme je le croyais, la rétention demeure plus forte que la possibilité ou l’envie de voir. Pas tant une amorce, qu’un reste. Une lueur dans la pénombre. Ce qui reste dans la retenue, le retard. Des images de seconde main. Rappeler la mémoire au seuil de l’endormissement. Mémoire dont tu confies au vent le soin de prendre en charge les images. Tu es bien secondé dans ton entreprise. Un courant d’air dans la tête traverse ton cerveau.
Images de seconde main. Vieux stock délavé. Faire briller la mémoire dans la perte. Un filament, une image. Tu es parti ? Quand reviendras-tu ? C’est toujours la dernière fois pour des yeux qui clignent.
La Méditerranée, dite « mer du milieu ». Franchir par l’obturateur un passage. Pas tant d’une image à l’autre (entre deux noirs), qu’entre deux pays, deux espaces. Dans la fermeture, l’espace s’accomplit. Chambre noire d’un arrière-pays. Espérer dans la fermeture une image.
Et pendant que ça défile, on se fatigue bien trop, quand l’œil en permanence bute sur le cache. Des images qui n’ont pas l’intention d’être vues. Comme n’importe quoi d’autre d’ailleurs, qui existe comme ça. L’occasion, tout compte fait, de voir ce dont on se fout, d’abord. Une vache ou l’océan. Des images enfin pour ceux qui n’en veulent pas. Et pour l’heure, l’occasion d’un témoignage. Parmi d’autres sommeils, une enseignante, pratiquante de la méthode Korczakienne [3], atteste ici de ses bienfaits [Gisèle Jamet, Sur les docks, France Culture, émission du 25 avril 2013.]
« Un élève qui ne voulait pas travailler, par exemple, qui n’était pas intéressé, s’il voulait se mettre au fond de la classe et dormir, ça ne me gênait pas. Si c’était accepté par les autres élèves, il n’y a aucun problème à ce qu’il puisse se reposer en classe, il a le droit d’être fatigué, pas intéressé, c’est son droit. Petit à petit, ce qui se dit en classe (car on ne dort pas tout le temps), finit par avoir un intérêt, d’autant plus intéressant qu’on n’est pas obligé d’écouter. Donc on n’est pas captif. Et à la fin de l’année, il m’a offert son cahier d’histoire-géo ».
A bientôt.