Éthique et politique de la forme filmique : Foyer d’Ismaïl Bahri
Olga Kobryn
Conférence donné dans le cadre : The NECS 2017 Conference (European Network for Cinema and Media Studies)
Université Paris 3 – Sorbonne Nouvelle
30 juin 2017
Lien vers le film Foyer
Lien vers l'exposition Sommeils
"Si les fondations sont solides, il n’y a pas de construction, pas d’invention non plus. L’invention présuppose une indécidabilité, elle présume qu’à un moment donné il n’y ait rien." (2)
« La dimension politique est entrée dans mon œuvre par hasard, sans que je ne m’en rende compte » (3), Ismaïl Bahri affirme n’avoir voulu enregistrer au départ que des variations lumineuses sans la moindre référence au contexte politique tunisien d’après le « Printemps arabe ». « J’ai passé deux mois à filmer une feuille de papier blanc », le dispositif de tournage de Foyer (2016) correspondant à un protocole précis qui consistait à déposer une feuille de papier blanc directement sur l’objectif, à fixer la caméra sur un pied et à la laisser saisir les modulations dues au vent et à la lumière affectant l’uniformité de la surface blanche. Cependant, ce n’est pas le hasard qui a fait surgir la dimension politique au sein de l’œuvre, c’est de l’intérieur même de son propre dispositif et de sa propre structure formelle que le film s’en est vu affecté, autrement dit, c’est sa forme même qui en a permis l’engagement.
Ce protocole précis a déjà été utilisé avec une variante lors d’un tournage-essai devenu l’installation à écrans multiples Film à blanc (2013), où un cache partiel placé sur l’objectif décentrait le point de vue en le redirigeant vers les marges du cadre, une manifestation passant devant la caméra étant réduite aux battements chromatiques des bribes du visible illuminant les contours de l’écran.
Les cinq films qui composent l’installation Sommeils, présentée à l’espace Khiasma (4) en 2014, ont été, quant à eux, tournés avec une caméra fixe dont l’objectif a accueilli un cache de papier noir, épinglé de manière à répondre au moindre mouvement du vent, se soulevant et se rabattant au rythme irrégulier des respirations de l’air tunisien. L’espace de l’exposition plongé dans le noir se voyait ainsi illuminé par intermittence de bribes d’images battantes, les films étant projetés à même les murs de trois salles consécutives, composant un milieu continu malgré la discontinuité des représentations.
Le cadrage n’est qu’un point de départ, choisi car il faut bien commencer à mettre la caméra en marche à tel ou tel moment de l’espace, mais cela est sans importance car la caméra est déjà en marche, depuis tout le temps, l’œil intérieur scrute les événements sans pouvoir leur donner une existence médiate. Le vent servira alors d’intermédiaire : il lèvera le cache afin de laisser surgir des images fortuites, des traces indéterminées, des passages captés à la volée, plongés aussitôt dans le noir.
Le facteur d’indétermination (5) devient alors le vecteur de l’œuvre. L’absence de prise de décision de la part de l’artiste en constitue en réalité une, la plus honnête qui soit : il m’est impossible de fixer les images là où je ne vois que des rêves, là où tout ce qui sera fixé se détruira aussitôt à travers l’acte d’actualisation, à travers le choix de telle ou telle prise de vue. Les décisions qui auraient été dictées par la raison sont confiées finalement au vent, qui peut s’en charger tout comme il balayait et agitait des souvenirs d’enfance se confondant alors avec ma propre respiration. « Car il faut utiliser cette découverte inespérée d’un sujet qui est objet, sans conscience c’est-à-dire sans hésitations ni scrupules, sans vénalité, ni complaisance, ni erreurs possibles, artiste honnête, exclusivement artiste, artiste-type. » (6)
La dernière salle, point butoir du parcours, éclairée par la lumière d’un grand écran blanc qui occupait pratiquement tout l’espace du mur du fond, constituait l’aboutissement du chemin accompli à l’intérieur de ce labyrinthe temporel composé de flashes d’images. La surface blanche et plate sur laquelle étaient retranscrits les dialogues du film ne contenait aucune représentation, l’écran blanc constituant l’image ultime de ces images qui ne peuvent être montrées. « Le recours à la surexposition lumineuse est-il un moyen de sortir de la surexposition médiatique ? », se demande l’artiste. (7)
Dispositif formel – dispositif éthique
Ces choix esthétiques minimalistes et précis ont donc été dictés par des questionnements éthiques. Il s’agit ici de durées prélevées à l’intérieur d’une durée intime, du temps intime associé au boîtier de la caméra, le battement ou l’opacité du cache en papier posé sur l’objectif reflétant une volonté ambiguë et simultanée aussi bien de fusion physique que de prise de distance avec le lieu d’origine. L’artiste d’origine tunisienne, vivant en France depuis l’âge de vingt ans, se pose la question de la légitimité de sa parole et de son regard qui témoignent de l’état de la Tunisie d’après la révolution : comment parler d’un pays où on n’a plus de voix, comment incorporer son regard à l’intérieur de l’espace, comment abolir la distance tout en la maintenant ? La forme devient ici un geste politique, la caméra est aveugle, présentant une vision aussi bien du dedans que du dehors sans frontière définie, objet et sujet à la fois, objet incorporé et incorporant : qu’est-ce qu’il y a à voir des événements politiques en Tunisie et comment y prendre part ?, cette question tourne à l’obsession formelle. Il s’agit d’un protocole engageant une forme conceptuelle qui maintient le sensible à la limite de sa disparition et le rend essentiel à l’œuvre, présente le cinéma comme outil, médium, instrument de vision et non comme média et s’efforce à éviter toute complaisance du regard à travers la mise en scène d’une vision aveugle ou intérieure ou encore incorporée.
Le travail d’Ismaïl Bahri est un travail de recherche, un processus, les œuvres finies n’étant en réalité que des ouvertures, des esquissent des œuvres à venir, dans une suite de tâtonnements, d’écarts, d’essais et d’hésitations. Ainsi la genèse de Foyer a nécessité la constitution de l’exposition Sommeils pour s’affirmer ensuite en tant qu’œuvre indépendante, non pas une installation, mais un film prévu pour une projection en salle : trente minutes de variations de blanc, allant en réalité du gris à l’ocre foncé, traversé par des sous-titres posés en plein milieu de l’écran, la bande-son relatant les rencontres dues au hasard devant l’objectif de la caméra, les voix des passants interpellant le dispositif même, plutôt que l’artiste.
Il s’agit ici, tout d’abord, d’une forme filmique particulière qui nie la question centrale du cinéma, celle du point de vue. La caméra est posée non pas face à l’espace représenté mais dedans, comme incorporée dans l’espace physique, puis dans celui de la parole. Le travail d’Ismaïl Bahri consiste à nier toute distance avec l’espace filmé, à chercher le contact absolu avec le visible (sans écart), à supprimer l’écart entre le visible, le tangible et l’audible, entre la vue, le toucher et la parole, c’est-à-dire à recomposer une identité à partir des processus fondamentaux. L’artiste s’efforce ainsi de supprimer l’opposition entre la passivité et l’activité, le sensible et le conceptuel, le subjectif et l’objectif en se rapprochant des choses, en les captant à une échelle si minime (de micro-variations lumineuses) qu’elles en perdent de leur visibilité tout en gagnant en sensibilité à vif.
Cette question du point de vue ainsi que celle d’échelle, deviennent centrales dans un certain nombre de films d’artistes plasticiens contemporains à tendance conceptuelle. Le travail filmique des artistes Fabien Giraud et Raphaël Siboni, par exemple, est globalement consacré à la question d’échelle de vision et à la question du devenir d’un monde incommensurable à l’homme ainsi que de la possibilité de sa représentation, de son enregistrement fidèle et indifférent, affranchi de toute forme de contamination humaine, la série d’œuvres Sans titre (La Vallée Von Uexküll) (8) répondant, par exemple, au protocole suivant : dans le désert australien, le coucher de soleil est filmé à l’aide d’une caméra de très haute résolution, sans utilisation de l’objectif optique, le capteur étant ainsi directement exposé aux particules de lumière. Giraud et Siboni explorent également la surface de l’image en tant que densité lumineuse, le cinéma étant réduit à ses deux composantes fondamentales : la durée et la lumière.
L’œuvre d’Ismaïl Bahri se distingue pourtant par l’affirmation de la dimension identitaire, de la contextualisation des gestes performatifs, des protocoles établis et par l’organisation d’espaces au départ purement conceptuels accueillant cependant la part du sensible comme au seuil de sa visibilité ou de sa vulnérabilité. (9) Ainsi les actions et les principes esthétiques contemporains utilisés par d’autres artistes se trouvent ici contextualisées, enracinés à l’intérieur d’un contexte identitaire précis. La question de la résistance de l’œuvre à l’autorité de l’instance qui filme (absence du point de vue et enracinement de la caméra dans l’espace) ainsi que la définition de l’identité par ses qualités les plus fondamentales (la durée, c’est-à-dire le passage, le devenir, la mutation, l’instabilité, la question, la problématisation de l’identité plutôt que son affirmation) surgissent de l’acte de problématisation de la forme même de l’œuvre, à travers la dramatisation de l’espace et du temps comme milieu intensif et dynamique, à travers une non-coupure, une continuité entre la forme, le milieu, le contexte, l’espace formel et l’espace politique. Il s’agit donc ici de la question de la problématisation de la notion d’identité prolongée par une des questions derridiennes – celle de la résistance au logocentrisme, de la question de l’incompétence « qui s’accorde ou qui tente de s’accorder un certain privilège, celui qui consiste à parler depuis l’espace de sa propre incompétence »10 et qui problématise la notion même de compétence et de sa légitimation.
C’est en relation avec le non-savoir que l’appel se fait. Donc, je n’ai pas de réponse. Je ne peux pas vous dire : « Voilà, c’est ça. » Je ne le sais réellement pas, mais ce « je ne sais pas » ne découle pas seulement de l’ignorance ou du scepticisme ou du nihilisme ou de l’obscurantisme. Ce non-savoir est la condition nécessaire pour que quelque chose ait lieu, pour qu’une responsabilité soit assumée ou pour qu’une décision soit prise, pour qu’un événement ait lieu. (11)
Ainsi l’espace du film constitue au départ cet espace du « non-savoir » qui dévoile peu à peu une prise de position affirmée à l’encontre du militantisme politique ou médiatique. Ismaïl Bahri soulève la question d’identité en tant qu’entité mutable, l’incertitude comme force éthique ainsi que comme dimension éthique de la durée : qui a le droit de parler, qui en est mandaté et dans quelle mesure ? « L’arrivée de la voix des gens venus vers moi [vers la caméra] m’a fait prendre conscience que ces paroles, déposées sur cette lumière, disaient quelque chose de plus fort de la Tunisie que tout ce que j’aurais pu imaginer faire. » (12)
Il s’agit également du rapport à l’espace privé comme à l’espace de résistance face à l’espace public : « […] toute résistance à la politicisation, c’est aussi naturellement une force de repoliticisation, un déplacement du politique » (13). L’identité résiste ici à l’espace public. Les sous-titres jouent ainsi le rôle de perturbateur formel, qui exprime la revanche de la forme sur le discours, sur le spectaculaire, sur le propos ouvertement politique. En réduisant le film à sa structure formelle, l’image à un aplat de lumière, la parole à une ligne graphique traversant l’espace blanc, l’artiste déjouent les codes du documentaire en invitant le discours à s’exprimer en premier lieu à partir de l’organisation formelle de l’œuvre, à partir de son médium, lui refusant ainsi d’amblée le statut de média. L’écriture surgit également comme motif ornemental (14), comme espace plastique de la lumière, comme lieu de la parole, comme déploiement de l’identité en palimpseste, mutable en profondeur, mais aussi comme frontière mince et fragile entre le concret et l’abstrait, l’espace public et l’espace privé, l’origine et le devenir.
L’œuvre d’Ismaïl Bahri constitue ainsi une forme filmique conceptuelle et performative, aux valeurs issues du régime contemporain de l’art où la force de l’indétermination devient la valeur positive de l’œuvre, qui opère l’introduction du facteur du hasard en tant que sa trame constitutive et pose la question de l’instabilité et de la vulnérabilité du sensible, une forme filmique où la structure formelle accueille le discours politique dans son organisation même : il s’agit de la pensée incorporée à l’intérieur de la forme même de l’œuvre, l’éthique étant sa structure et la politique sa rencontre prévisible, où l’espace est construit selon la volonté de montrer la difficulté à montrer.
Il est aussi question dans l’œuvre Foyer du devenir de l’écriture filmique, de la mise en évidence de sa fragilité et de son audace d’échouer, de son silence et de sa frustration. Il s’agit de l’indécis, de l’indéfini, du fragile, du téméraire, de l’inabouti (et de l’inaboutissable) ainsi que du poétique de la pensée.