Entretien entre Charbel-joseph H. Boutros et Ismaïl Bahri, accompagné par Mouna Mekouar
Texte pour le catalogue de l'exposition Là où commence le jour
5 octobre 2015
Lien vers l'exposition Là où commence le jour
Catalogue :
Octobre 2015
Musee Art Moderne Lille Metropole
32 pages
Cet entretien que j’ai accompagné à l’invitation d’Ismaïl Bahri et Charbel-joseph H. Boutros s’inscrit dans le cadre de leur participation à l’exposition – Là où commence le jour – au LAM. Au cours du mois de septembre, nous avons abouti à plusieurs heures de discussions durant lesquelles les deux artistes ont partagé leurs idées et leurs réflexions. Face à eux, quelle distance devais-je adopter ? Probablement celle du souffleur, celle qui, en retrait, écoute, souffle, de temps en temps, une idée, un mot. Mon seul objet : tenir le dialogue entre les deux artistes qui échangeaient sur leurs travaux respectifs.
Ces moments de rencontre et d’élaboration ont permis à Ismaïl et Charbel de revenir sur leurs vidéos – Dénouement (2011) de Ismaïl Bahri et No Light In White Light (2014) de Charbel-joseph H. Boutros - de réfléchir sur leurs méthode de travail, de questionner leur processus de création, de retrouver l’émotion suscitée par la création de ces deux œuvres. Acteurs et témoins de leur travail, ils ont progressivement construit, au gré de leurs échanges, une réflexion d’une grande intensité qui brasse des questions essentielles sur le processus de création. Un savoureux mélange de poésie.
Mouna Mekouar
Mouna Mekouar : Vos deux vidéos ont pour point commun le noir, l’obscurité, l’ombre – et cette obscurité semble devenir, paradoxalement, une source lumineuse, une surface visible. Dans la vidéo de Charbel, le livre semble irradier. Il est la source d’un halo lumineux alors que, progressivement, la nuit tombe. Le livre devient une surface lumineuse. Inversement, tes feuilles de calendrier qui sont exposées au soleil de Beyrouth, Paris ou Maastricht, deviennent, sous l’effet de la lumière, plus énigmatiques. Dans le film d'Ismail, le personnage avance dans un paysage blanc et lumineux accumulant des noirs, ceux de la pelote. Durant tout le film, tu mets en lumière un personnage qui passe son temps à obscurcir progressivement le paysage. Or, ce paysage pourrait se confondre avec l’écran. Et, inversement, dans Orientations, le verre rempli d’encre noire est une sorte de camera obscura. Le verre reçoit des fragments du monde qu’il projette comme des images latentes. Le verre devient écran.
Charbel-joseph H. Boutros : La notion d’obscurité est un sujet fondamental dans ma recherche. L'obscurité me permet d’effacer la réalité. C’est comme une nuit qui tombe sur le présent, une sorte de malaise, un désaccord. En même temps, c’est un pacte avec un passé très lointain et un futur qui nous attend. La nuit, elle me permet de jongler avec ces deux temps qui nous semblent opposés. Disons que les choses ont évolué pendant des siècles mais, la nuit, c’est une expérience commune que nous partageons depuis plus de 20 000 ans. Quand j’ai commencé à travailler sur ces questions, je suis tombé sur le texte de Giorgio Agamben, dans un court essai - qu’est ce que le contemporain ? Pour Agamben, le contemporain est celui qui n’est pas attiré par la lumière du présent et qui est en mesure de regarder dans l’obscurité. La nuit est une matière qui m’intéresse ; pareil pour le soleil. Mouna, tu as parlé de mes calendriers Days under their own sun ; le soleil est un élément « regardeur ». Le soleil est constant. Dans ces pièces liées à l’obscurité ou au soleil, il y a évidemment un pacte avec la nature.
Ismaïl Bahri : Pour moi, la question de l’obscurité, comme tu l’as justement souligné Mouna, est liée à l’image latente. Dans l’appel du sombre ou de l’ombre, il y a la camera obscura. Cela a commencé avec la vidéo Orientations. Il s’agissait de faire apparaître une image dans un bain d’encre. Cette vidéo faisait aussi appel au miroir noir. Le miroir noir donne à voir une lumière d’éclipse. Il reflète le monde selon une lumière affaiblie, atténuée. Récemment, j’ai appris qu’après une longue journée de travail, certains peintres reposaient leurs yeux en observant le monde à travers un miroir noir. Cette histoire, en tant que telle, est très belle et rappelle que l’appel de l’ombre est lié au repos. La question de l’ombre et de l’obscurité dans une image crée forcément une tension entre ce qui s’active et ce qui reste au contraire latent, tapi dans l’ombre.
MM : Miroir noir ! La symbolique est si riche. Je pense aux miroirs d’obsidienne des aztèques utilisés pour prédire l’avenir. Je pense aussi aux poètes qui l’ont envisagé comme un « miroir mort », une « glace sans tain ».
CjHB : Du coup, on se retrouve sur cette idée de l’ombre, de la sous-exposition.
IB : Oui, effectivement. Quelle est la part d’ombre d’une image, d’une exposition ? Cette question pose aussi celle du temps et de son développement. Je suis sensible aux images et aux expositions qui mettent du temps à se révéler. La vidéo Dénouement met en forme la durée d’une apparition. Elle décline une lumière intense, blanche, qui est progressivement attirée vers l’ombre, vers le noir. C’est un dégradé très lent. Un effet d’éclipse.
CjHB : C’est un peu similaire dans mon film avec le prêtre dans la forêt. Je pense également que c’est une pièce qui évolue en fonction de la lumière. C’est intéressant de voir les intersections qui existent entre nos deux pièces. J’ai hâte de les voir ensemble dans le même espace. Ce phénomène sera plus visible.
L'idée du miroir noir m'interpelle. J’ai rendu noir un miroir. La pièce s’appelle Mirror enclosing its own reflection (Un miroir qui enferme sa propre réflexion). C’est un miroir que j’ai placé dans un espace d’exposition puis noirci avec une bombe noire. On pouvait voir les traces de mon intervention au sol, au mur, autour du mur. La surface du miroir était désormais opaque. Il n’y avait plus de réflexion. C’est une image poétique. Que se passe t-il quand le miroir reflète du noir ? Reflète-t-il la nuit ? C’est ainsi que mon travail sur l’obscurité a débuté. Un an plus tard, en 2011, j’ai réalisé un film intitulé Filming the dark. C’était à Sao Paulo. J’avais un atelier blanc, lumineux. J’ai passé la journée à obstruer toutes les fenêtres pour transformer ce volume blanc en boîte noire. Une boîte qui flottait dans la ville. Invisible mais présente. Ensuite, j’ai filmé l’obscurité pendant 9 minutes. C’était mon premier film. Ce sont des images poétiques qui dirigent l’élaboration de mes œuvres. Il y a un déclenchement. Je souhaitais, ici, voir la caméra toucher et filmer l’obscurité. Le film est totalement noir. C’est un monochrome noir.
Avons-nous répondu à tes questions, Mouna ?
MM : Désormais, au lieu de voir dans le miroir le reflet du ciel, tu donnes à voir son envers, le reflet de la nuit. En un mot, le miroir est réduit à son ombre. Il donne à voir ce qui n’y est pas reflété. Reflet du monde, le miroir contient désormais un intérieur. Etrange, lointain et solitaire. Le miroir n’appréhende plus la réalité extérieure. Il en est de même de ton atelier à Sao Paulo. Coupé de la lumière extérieure, coupé du monde et des cycles naturels, il devient un monde intérieur. Le film met en lumière ce monde imaginaire qui est désormais tapi dans l’ombre. Du noir, naît peut être la lumière.
IB : Dans le travail de Charbel, j’ai l’impression que la basse intensité lumineuse sert à rendre l’objet éclairant. Eclairant mentalement et conceptuellement. Paradoxalement, obstruer un miroir est une manière, selon moi, de le rendre éclairant. Sa fonction même de miroir devient d’autant plus intense qu’elle est contredite d’une certaine façon...
CjHB : Eclairant, dans le sens où l’objet perd sa physicalité. L’objet passe à un autre registre, plus mental et invisible.
IB : Oui, c’est ça, c’est mental. Même sans éclairer physiquement, un objet peut être ou devenir éclairant, c’est à dire activateur d’une pensée, d’un processus mental, voire d'une croyance… On retrouve ça dans ton travail. Ça ne tient à rien, à des gestes simples mais précis. Il y a une expression de Duchamp que je cite souvent et que je retrouve dans ton travail : « être précis mais inexact ». Il faudrait imaginer une précision de chirurgien, d’acupuncteur mais dont l’effet resterait indéterminé, flottant. Ça peut renvoyer à une forme de poétique.
CjHB : Oui, l’objet passe à un mode poétique. Il échappe à tout contour, à toute démonstration.
IB : Il échappe à toute capture, je dirais. J’ai été en effet frappé, en voyant le film de Charbel, par cette forme de déclinaison imperceptible, de transformation silencieuse de l’ombre vers la lumière.
CjHB : Le miroir qui reflète la nuit. Un physicien me dira, spontanément, c’est impossible. Dans le monde de la poésie, c’est un sujet inépuisable. Ces deux modes différents. Je voudrais aussi réagir à tes remarques qui m’ont interpellé. Je citerais les expressions suivantes : « une forme de déclinaison imperceptible », en évoquant la question de l’invisibilité ; « transformation silencieuse ». Dans ce travail, c’est vrai que tu vois un homme lire. Ce qu'il se passe, c’est imperceptible. Cette dimension me permet d’aller vers l’invisibilité. Toutes mes pièces aboutissent à quelque chose de l’ordre de l’invisible. Elles démarrent toutes d’un élément de la réalité : je ne vais jamais chercher quelque chose d’exceptionnel pour commencer une pièce. Elles relèvent du quotidien : un calendrier, la nuit, le sel, le sucre, l’eau. Elles appartiennent à notre réalité qui est très vite transcendée. Toute ma recherche porte sur une esthétique de l’invisible. Mes pièces semblent minimales, mais elles ouvrent d’autres portes. Il y a un lien avec Duchamp, avec cette volonté de Duchamp de se libérer du rétinien. Or, je constate, en ce moment, que la forme des choses - leur physicalité, leur matérialité - fait un grand retour dans l'art contemporain. Peut-être est-ce lié à la puissance du marché de l’art ? J’essaie de m’éloigner le plus possible de cela. Mon œuvre propose un paysage mental. Je souhaite échapper à la réalité en proposant une autre poétique qui dépasse notre quotidien. Je souhaite aussi échapper à ce grand marché de l’art, même si on en fait tous partie. L’œuvre peut appartenir à un musée, à une collection, mais la dimension immatérielle qu’elle contient est impalpable. Elle ne t’appartient jamais. C’est juste une enveloppe - une coquille - qui contient l’objet poétique.
IB : Ce que tu évoques est encore une fois une tension. L’impalpable ne se déploie qu’à partir du moment où il est accueilli par une certaine matérialité, qu’à partir du moment où il est paradoxalement tenu et mis en forme.
CjHB : Comme une porte qui permet de rentrer dans l’invisible ?
IB : J’ai le sentiment que ce n’est pas une porte. Je suis plus intéressé par le basculement entre « éclairé » et « éclairant ». A la fin du film, le livre semble chargé d’une aura c’est-à-dire que le livre – objet physique, objet du film – semble être progressivement irradié d’une énergie externe. Ce qui me frappe est la sensation donnée par le film que le livre se charge progressivement de la lumière du jour. J’ai eu l’impression d’un transfert d’énergie entre le livre et le paysage qui l’entoure : le livre absorbe le jour pour le porter en lui / la lumière absorbée par le livre produit la nuit environnante. Je dirais que le transvasement de lumière montre cela : au début du film, le livre est éclairé pour devenir progressivement éclairant. Evidemment, le terme éclairant est connoté de sens d’autant plus que le livre est chargé de tout un pan de l’histoire de l’humanité. La charge religieuse du livre est visuellement activée par le fait qu’il semble devenir éclairant. C’est comme ta pièce Night enclosed in marble : le marbre prétend porter en lui quelque chose d’insaisissable - une pellicule de nuit. C’est le fait de « renfermer » ce noyau de mystère, ce noyau de nuit qui rend l’objet irradiant. Le marbre qui est matériel devient… Au fond, je crois que j’ai du mal à en parler car ton travail lutte contre tout contour.
CjHB : Night enclosed in marble. C’est un marbre qui renvoie à l’éternité car il fige la sculpture dans le temps. La dimension immatérielle de la nuit est protégée, renfermée dans le marbre. Cette série est comme une sorte d’archive qui garde, conserve, une éternité fragile, précaire. L’idée serait de capturer ce qu’il reste de la nature. Ces nuits jouent entre « être préservées » et « être dévoilées ». C’est un double jeu. On revient à la question de la foi également fondamentale dans mes recherches. Croire à l'invisible, à un acte qui n'est pas démontrable. En ouvrant le marbre, la nuit s'échappe ; la pièce n’existe plus.
MM : J’ai l’impression que tu invites à pénétrer dans un espace mental. Tes œuvres inventent de nouveaux « espaces de regard ». Des mondes invisibles qui retiennent de l’air, de la nuit, de la lumière, un regard. Des espaces qui évoquent la question de la projection mentale.
CjHB : Oui, je cherche systématiquement à passer de l’objet matériel à la chose mentale.
IB : J’ai l’impression qu’il ne peut y avoir projection mentale sans définir un cadre et un support à cette projection… De la même façon, j’ai l’impression que pour retenir une forme d’impalpable, une lumière par exemple, tu dois prendre le pli de la nature, épouser une énergie préexistante…
CjHB : Je me mets dans un rythme. Je m’infiltre dans le rythme de la nature, en choisissant ce moment où la lumière va basculer, commence à tomber. Le texte de la Genèse est alors lu par le prêtre en araméen - langue morte - dans la forêt, à ce moment précis. Le film devient un organisme. J’essaie de m’étayer sur la nuit, le soleil. C’est la nature qui construit la pièce. La rotation des astres, de la terre… tout cela est présent dans la vidéo, de manière invisible. La Genèse évoque la création de la lumière, du cycle jour / nuit – Après la nuit fut le jour, après le jour fut la nuit. La lumière dévoile, fait apparaître le texte au début. Vers la fin, elle va aussi, paradoxalement, avaler ce dernier. La nuit avale le texte, avale l'encre noir, avale la nuit.
12-09-15
MM : Il semble que la particularité de vos travaux est aussi de suggérer le vide. Il est très prégnant dans vos films. Malgré la présence de vos personnages, il y a un sentiment d’absence, de manque qui est au cœur de l’œuvre.
CjHB : Le vide dans mon travail est plus de l’ordre de la disparition. Le vide est mathématique. Il ne renvoie à aucune présence, à aucun élément. Moi, j’essaie de charger ce vide par une sorte de présence. On sent la présence d’un être qui n’est plus là.
IB : C’est ce qu’on appelle le relent. Ce qui reste d’une présence ?
CjHB : Ce n’est pas vraiment le relent. Ici, il s’agit plutôt de quelque chose qui est liée à la mémoire. Cette mémoire est associée au vide présent. Ce sentiment qui appartient à la famille du vide. C’est un vide chargé d’une présence ou d’une disparition mais il ne s’agit pas d’un vide absolu.
IB : Dans Dénouement, la figure du mime est, pour moi, une référence très importante. Le mime est un personnage qui gravite et joue du vide pour suggérer les contours absents de quelque chose.
MM : Le mime agit dans le vide. Il agit dans le silence. Par l’absence, il donne forme. Cette idée est ici redoublée par ton cadrage. Le fil divise l’espace et le réunit. Il donne ainsi la perception aigüe du vide.
IB : Oui, j’allais y venir. Le paysage enneigé baigne la moitié du film dans le vide, dans un blanc abstrait. Au fur à mesure que le personnage approche, le vide se remplit et le paysage qu’il traverse se creuse.
MM : Peut-on dire que la pelote contient en elle le vide, l’espace traversé par le personnage ?
IB : Effectivement. Elle enroule sur elle-même la distance traversée.
MM : Et le nœud ? Est ce aussi une manière de condenser l’espace en créant, grâce au nœud, un objet concret, la pelote ? Paradoxalement, la pelote condense un vide – celui du paysage blanc – un monde plat et sans ombre que traverse le personnage.
IB : Oui, c’est cela. Il y a une lente progression : on passe d’une abstraction lumineuse à une concrétion de matière. Les deux sont liés. Cet espace vide que tu évoques est l’entour de la pelote de la même façon que la pelote porte en elle la distance traversée.
MM : Pourquoi nouer ? Pourquoi répéter ce geste de manière systématique et infini ?
IB : Il s’agit plutôt de rembobiner. Au fur à mesure que le fil s’enroule sur lui même, le film se déroule jusqu’à son dénouement. C’est l’enroulement du fil qui achève le film. Je crois que c’est pour cela que le geste renvoie à l’action de rembobiner une bobine de film au cinéma. En fait, tout ce film est lié à la caméra.
CjHB : C’est comme un hommage. Je trouve cette analogie avec la caméra très intéressante. Comment l’expliques-tu ?
IB : Le film est associé de façon concrète à la caméra. Le fil est accroché à la lentille de la caméra. L’opérateur n’est pas derrière la caméra mais face à elle, dans le champ et dans l’axe de visée. L’opérateur est lié à la caméra comme par un nœud ombilical et communique avec elle à travers ce fil. A chaque fois qu’il enroule la bobine, une vibration est émise tout le long du fil et traverse l’espace jusqu’à la caméra. En fait, c’est comme si on voyait à l’extérieur – c’est-à-dire projeté dans le paysage – la mécanique interne de la caméra. C’est comme un système de miroir. On voit dans ce paysage ce qu’on pourrait projeter dans la chambre noire de la caméra : une bobine qui s’enroule pour qu’un film se déroule.
CjHB : Je trouve cela très intelligent de parvenir à faire du média le sujet de ton film. Je m’intéresse aux œuvres dans lesquelles le sujet de l’œuvre découle de la nature même de l’œuvre ; sans que l’œuvre ne soit limitée à une boucle tautologique. C’est fascinant de voir ce fil qui se rembobine - qui est le sujet du film- et qui évoque/renvoie au fonctionnement de la caméra. On revient, ainsi, à la question de la lumière évoquée par Mouna, au début notre entretien. La bobine est généralement protégée dans le noir. On ne la voit pas. Toi, tu la sors de son « noir », de son obscurité, de son isolement. Tu la plonges dans la lumière, dans l’espace. Elle crée l’espace. C'est très perturbant et très beau également. Tu utilises une caméra numérique - donc immatérielle- pour nous parler de la physicalité de la caméra, de la bobine.
IB : C’est tout à fait ça. D’ou l’intérêt pour moi d’utiliser une caméra numérique : pour créer une tension entre le caractère lisse de l’image numérique et les aspérités matérielles de la forme filmée. J’aime ta façon de décrire le film comme miroir, comme symétrie extériorisée de la chambre noire. Finalement, c’est une « mise en lumière » de ce qui se trame dans la chambre noire. Et au fur et à mesure que le corps rentre en contact avec la lentille, on retrouve l’idée de ton miroir noir. Il y a contact, donc il y a noir ; absence de reflet.
CjHB : De nombreux artistes dans les années 80/90 ont eu une fascination pour le cinéma et la figure du cinéaste. Ce n’est pas l’art qui est entré dans le cinéma pour le faire basculer. C’est plutôt l’artiste qui devient cinéaste pour produire un film. J’ai d’ailleurs un problème avec ces œuvres... L’art doit opérer par bascule et non par mimétisme. Chez toi, le film a pour sujet la caméra même. On pourrait le qualifier de degré zéro du cinéma. Il est très loin de l'univers des cinéastes, un univers trop lié à la production du spectacle. C’est très rare de trouver des artistes qui utilisent le média vidéo sans tomber dans la production d’images.
IB : Ce film t’intéresse car il est conceptuel.
CjHB : Ce qui m’intéresse, c'est ta capacité à associer la sculpture, la performance à ta manière de filmer.
IB : Plus que le cinéma, je crois que c’est la question du film qui m’attire. Quand je dis film – le mot est polysémique – je me réfère aussi à la surface sensible.
MM : Est ce donc une manière d’évoquer la question de l’image latente ?
IB : Le film s’affecte, s’impressionne de ce à quoi il s’expose. En général, j’utilise des éléments élémentaires de la vie de tous les jours pour affecter le film et en faire des surfaces sensibles.
MM : Ces objets du quotidien qui sont employés suggèrent la surface sensible du film. Ils gagnent de l’importance dans tes films au détriment d’une perception ordinaire. Ils sont désormais liés à la dimension métaphorique du cinéma. Au fond, ils suggèrent les caractéristiques intrinsèques au film ? Ou celles du mécanisme d’enregistrement?
IB : Les deux. Quand je parle du film, je pense aussi à la mécanique. Dans Dénouement, la mécanique - ce qui fait progresser le film - est le cœur même du film. Dans ton film, Charbel, c’est le transfert d’énergie entre le livre et la lumière du jour qui semble activer le film. Au fur et à mesure que le film progresse, on a le sentiment que le livre s’affecte de la lumière du jour pour devenir, à la nuit tombée, éclairant, comme chargé de la lumière environnante.
CjHB : Dans ton dernier film, Eclipses, ou dans celui-ci, il y a toujours une intervention qui met la caméra au centre du projet.
IB : Je cherche dans mes pièces à laisser apparent le mécanisme qui donne à voir. Dans ton travail, Charbel, tu donnes à voir sans montrer pour autant. Tu donnes à penser sans révéler. Tu rends éclairant sans éclairer.
MM : Dans tes films, Ismail, le regard est à chaque fois absorbé par le dispositif. Dans Orientations, le verre aspire le regard. Il devient un écran qui projette des images fragmentées. Le verre aspire le regard pour projeter des images. Dans Dénouement, le regard de l’artiste, du personnage et celui de l’opérateur se confondent. Enfin, dans Eclipses, ton dernier film, le regard est à chaque fois perturbé par les mouvements de l’air. Dans chacune de ces pièces, l’espace du regard semble être déplacé, déporté vers un ailleurs.
IB : A chaque fois, je pointe avec ma caméra un élément dans le paysage que je trouble grâce à un filtre. Dans Orientations, l’encre donne à voir autant qu’il obstrue le regard. C’est un œil qui montre, mais c’est un œil obscur.
CjHB : Obstruer : je voudrais revenir sur cette idée. Comment un art qui cherche à tout prix à fuir le spectacle – je me réfère par exemple à la pensée de Guy Debord et aux situationnistes – peut-il s’aligner au cinéma, à ce média qui produit du spectacle ? Tu opères ici par obstruction. Le film « filme » la bobine qui cherche progressivement à obstruer le film. Avec le clapet, dans Eclipses, c’est plus physique. Mes films sont « anti-cinéma ». Ce sont des monochromes qui éliminent le développement du sujet dans le temps. C’est la même chose pour le prêtre ; c’est un film qui nous plonge à la fin dans le noir. On retrouve cette notion d’ »obstruer le spectacle ». N’oublions pas que le cinéma est intimement lié à la notion d’entertainment, et à celle de séduction de la masse.
IB : C’est ce qu’on disait. Ne pas tout montrer. Ne pas tout éclairer. La projection mentale et l’importance du mystère. C’est pour cela que j’ai évoqué le mime. Le mime fait le spectacle sans donner tout à voir.
MM : On revient à cette question du déplacement du regard. Dans Dénouement, il y a un jeu de mise en abyme entre la vision de l’opérateur, celle du personnage principal et la tienne.
IB : C’est ce que disait Daniel Arasse sur la Dentellière de Vermeer. Tout le tableau est flou sauf le fil que manipule la dentellière. En focalisant sur le fil, Vermeer montre le point de vue de la dentellière qui manipule ce fil. Il place celui qui regarde la peinture dans une même distance focale que la dentellière face au fil qu’elle travaille. Dans Dénouement, la netteté est portée à quelques centimètres de la caméra. Elle place le spectateur dans la même distance focale que le personnage qui enroule le fil. C’est un miroir là aussi…
CjHB : Au fond, tu démarres avec une abstraction – ta composition rappelle les toiles abstraites des avant-gardes du début du XXème siècle, puis le paysage apparaît puis de nouveau le film s’achève avec une l’abstraction. Dans No Light In White Light, je démarre avec une certaine réalité et je finis avec un noir absolu.
IB : L’abstraction au début de ton film - s’il y a abstraction, je ne sais pas si c’est le mot - est dans le livre alors qu’à la fin, le livre reste le seul élément reconnaissable, le seul élément déchiffrable.
CjHB : C’est cette écriture noire qui reste et qui renvoie à l’obscurité. Comme si la nuit appelait la nuit dans le livre. J’ai une obsession ce matin, le cinéma (rires). Le cinéma fait abstraction du temps et de l’espace, quelque chose lie nos vidéos, c'est leurs façons de s'encastrer dans le temps.
IB : Les films produisent le temps par l’action qui s’y trame.
CjHB : Oui, le temps en fait partie ; il est inclus dans le film. Dans No Light In White Light, l’action s’inscrit dans ces dernières minutes avant la tombée de la nuit. Le prêtre, comme le fil de Dénouement, ne peuvent pas s’arrêter. Cela contredit le cinéma. La liberté du cinéma est de refaire une scène. Moi, je ne pouvais pas refaire.
MM : Charbel, crées-tu volontairement, dans ton film, une mise en scène qui met en lumière le célèbre passage de la Genèse que le prête lit dans le film : « Dieu appela la lumière jour, et il appela les ténèbres nuit. Ainsi, il y eut un soir, et il y eut un matin : ce fut le premier jour » ?
CjHB : Il y a deux mouvements sur lesquels j'aimerais revenir. Celui du texte évoque un contexte précis qu’on pourrait associer aux événements actuels au Moyen-Orient mais il s'agit également d'un texte à dimension universelle. Le second mouvement serait celui de la nature, avec les planètes qui tournent, et la nuit qui tombe. Le mouvement de la lumière et le mouvement du lecteur sont autonomes et interdépendants : l’un révèle l’autre avant de le voiler à la fin. Ce sont ces deux mouvements qui sont très importants dans le film ; la lumière permet la lecture du texte qui, lui-même, évoque la création de la lumière dans la Genèse. Au fond, l’obstruction de la fin met paradoxalement en valeur le texte.
MM : Très bien, arrêtons là peut-être non ? Qu’en dites-vous ?