Le minuscule et l'inaperçu ou l'art visuel d'Ismaïl Bahri

Entretien entre Rodolphe Olcèse et Ismaïl Bahri

Revue Bref
Juillet 2011


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Rodolphe Olcèse : Votre travail met souvent en œuvre des dispositifs manuels qui vont à la rencontre de phénomènes naturels : une goutte d'eau, des ombres, un reflet sur une surface liquide.

Ismaïl Bahri : Mes pièces prennent chacune une forme différente mais, en effet, presque toutes mettent en œuvre une activité mettant en oeuvre des phénomènes naturels ou des événements simples. Mes recherches naissent en général de l’observation de petites choses, de petits événements comme l’effet de capillarité d’une goutte d’eau ou la formation d’un noeud par exemple. 

Dans mon travail, on retrouve souvent la précision d'un geste répété, travaillé, filmé, scruté à la loupe. Mais j’essaye de faire en sorte que ce geste précis initie une fuite, porte en lui une part d’incalculable. Il n'est pas question de maîtrise, mais d’une recherche de précision pouvant porter les germes d’un indécidable. Une telle ambiguïté me touche beaucoup et je rêve d’un flottement qui serait, en même temps, tranché, fin et aiguisé. Mais pour en revenir au travail sur ces phénomènes, j’ai de plus en plus recours à la vidéo comme dispositif de captation de ces diverses recherches et manipulations. Parfois on voit mes mains en train de travailler, mais elles ne font souvent qu'amorcer un mouvement. Ce qu’elles font est de l'ordre de la caresse. Dans Orientations, la main tient un verre rempli d’encre qui sert à récolter des images. Ce verre devient un dispositif d'accueil, une surface d’apparition. Je filme la ville que je parcours à travers le filtre de ce petit écran, je filme la ville non pas directement mais à travers l’image qu’elle renvoie. Dans Dénouement, mes mains nouent un fil tiré en direction de la caméra. On peut penser à des mains de mime, à la recherche d’une précision vaine. Elles semblent s’accommoder du vide.

R.O. : Il y a souvent un fil à coudre, un lien dans vos travaux. Est-ce une manière de vous raccorder au phénomène que vous êtes en train de laisser émerger ?

I.B. : Oui, j’essaye de trouver des articulations possibles au phénomène travaillé et le fil à coudre est un excellent conducteur et un connecteur. Il permet de conduire des forces, de mettre en relation des choses, des espaces. Et en même temps, il est chargé d’une vulnérabilité extrême. Par vulnérabilité je veux dire qu’il se laisse modeler et porter au contact d’autres matières avec finesse. Il peut par exemple épouser la trajectoire de chute d’une goutte d’eau ou, comme je suis en train de l’explorer, de placer dans l’exacte inclinaison de rayons de lumière pour en capter la luminosité et en révéler la présence. Le fil me sert à matérialiser et rendre visible l’imperceptible. 

R.O. : Ce sont aussi des lignes de partage dans un cadre, les fils opèrent une redistribution de l'espace.

I.B. : Dans Dénouement, en effet, le fil découpe le cadre en deux, pour composer l’image en un diptyque à l’aspect très graphique. Puis, progressivement, le fil devient le vecteur d'une profondeur. De la même façon, dans Coulée douce, il s'agit vraiment d'activer l'espace de l'installation. S’il est presque invisible, le fil attire l’œil par sa mobilité. Il aiguise le regard et active ainsi l’espace qu’il traverse.

R.O. : La liquidité a aussi une place importante dans votre pratique.

I.B. : Tout à fait parce que le fluide est déjà cinématique en soi. C'est une surface d'apparition, un courant de transformation. Ce qui m'intéresse dans le fluide, c’est son aptitude à la caresse. Il se transforme par capillarité, par contact et frôlements. Associée à l’élément liquide, il y a aussi l'idée, évoquée notamment par Deleuze ou par Michaux, qui consiste à épouser les plis des paysages traversés. Dans mon travail il y a toujours cette tentative, même à petite échelle, de se fondre dans le plis des choses. Dans Sang d’encre, je dépose des gouttelettes d’encre dans les rides ou les pores de la peau. Le corps devient un réceptacle. C’est fascinant de voir l’encre, aussitôt déposée, se diffuser dans les plis de l’épiderme et former des sortes de constellations, des micro-paysages. C’était une manière d’explorer les corps par leurs fêlures. Il s’agit presque de la même chose dans Orientations, mais à l’échelle d’une ville. Filmer ce verre rempli d’encre, filmer cette lentille obscure, c'est une manière d'interroger la myopie, d’entretenir un rapport rapproché aux choses jusqu’aux moments où, du noir, surnagent des images, où une orientation devient possible. Le verre fait office de boussole illusoire qui donne à voir des choses lointaines, des morceaux d’architecture ou de nature situés en hauteur alors même que la caméra est dirigée vers le sol. Parler de myopie ici veut dire que j’essaye de me tenir dans une existence moyenne. De la même façon, dans Dénouement, ce qui m’intéresse dans l’acte de nouer un fil est de convoquer ce type de regard absorbé par un détail proche. 

R.O. : Il y a aussi une rentrée dans le net et un renversement total de l'image. Comme dans Orientations, il y a la recherche de la juste position?

I.B. : Oui, c’est exactement ça, la recherche d'une juste position. Dans Dénouement, le personnage évolue dans l’espace focalisé sur le mouvement du fil, alors qu’en même temps, cette vidéo est axée sur la question de la perspective atmosphérique, sur la profondeur du paysage. Il y a un texte de Daniel Arasse, qui évoque la Dentellière de Vermeer et qui explique comment tout ce tableau est flou, mis à part le fil, infime, tenu par la dentellière. Comme si Vermeer donnait à voir au spectateur ce que voit la dentellière. Il nous place à la même distance, au même niveau de focalisation. Dans cette vidéo, j'ai fait le point à quelques centimètres de la caméra à laquelle le fil est relié, plaçant ainsi le spectateur à la même distance que le personnage par rapport au fil qu’il noue. Il y a une sorte de contrepoint, de symétrie décalée. Un même rapport de position, un même rapport de regard, peut-être. 

R.O. : Vos pièces donnent le sentiment d’une grande fragilité ce qui leur donne beaucoup d’humanité. Dans Latence, les formes sont tellement ténues, que le simple fait qu’elles aient lieu semble relever du miracle.

I.B. : Les formes de Latence sont patiemment travaillées. Elles relèvent d’une forme d’attente, de retard différés dans l’apparition de la forme. Ce sont des dessins faits avec du lait sur de petites plaques de verre. L'évaporation du lait produit des lignes d’une finesse et d’une fragilité extrêmes. À mesure que le lait coagule, j’accompagne la forme dans son apparition en orientant légèrement le verre ou en rajoutant du liquide à l’aide d’une pipette de chimiste. Il y a donc une part de contrôle mais je passe la majorité du temps, c’est-à-dire plusieurs heures, à observer la forme évoluer et apparaître dans sa coagulation. Le fait d’accompagner ces dessins dans leur devenir m’a beaucoup fait penser à la divulgation progressive des photographies dans le bain du révélateur. Il y a une sorte d’advenue organique. La forme vient à nous, chargée de son lot de surprises et de sa part d’incalculable. J’ai toujours été attiré par les dessins qui sont doués d’une grande part d’autonomie au moment où ils sont faits, par les formes qui sont indépendantes dès leur naissance pour ainsi dire. Dans le cas de Latence cela est d’autant plus vrai que la matière utilisée est si vulnérable que la forme joue à chaque instant son existence.

R.O. : Orientations évoque le morcèlement de la ville. Auriez-vous pu faire cette vidéo dans une autre ville que Tunis, à Paris ou ailleurs ?

I.B. : Cette vidéo a été plus ou moins improvisée à un moment où je me trouvais à Tunis pour rendre visite à ma famille. Ça s’est fait naturellement sans que je n’en saisisse la portée sur le coup. Dans cette vidéo, j’explore une sorte d’ambiguïté. Je filme la ville au plus près, dans ses recoins et détails, tout en appliquant une distanciation à son égard par le recours d’un dispositif filmique qui fragmente, déporte et diffère la vision que l’on a sur notre environnement proche. Cette distanciation créée par l’application du filtre d’encre dévie la lumière et les images, un peu comme si on s’orientait dans la ville par le biais d’une camera obscura plutôt turbulente. À un moment donné, j’ai compris que de porter ce verre et y plonger les yeux c’est déjà filmer. Le fait de filmer cet écran d’encre devient une manière de rejouer l’acte même de filmer, une façon de filmer le voir. Je cherche ici à saisir la naissance d’images, et par-là à capter la naissance d’un regard, distancié et dépaysé, sur cette ville natale, sur ces lieux intimes. Il y a ce paradoxe d'une intimité éloignée ou d'un éloignement intime, qui m’a paru être la juste distance à montrer par rapport à cette ville. Mais tout cela ne s’est pas fait très consciemment, ce n’est que plus tard que ce choix s’est révélé aller de soi. 

R.O. : Le dispositif lui-même est troublé par une personne qui vous prend pour un touriste. C'est un moment qui transforme complètement le film et qui en même temps le fait aboutir de manière très juste.

I.B. : C'est une rencontre heureuse. Le dispositif filmique a permis ainsi d'accueillir quelque chose qui me paraît être assez juste. Je me suis retrouvé en situation d'avoir à expliquer à un passant ce que j'étais en train de filmer, en même temps que je filmais et alors même que j’étais en train d’essayer de saisir ce que j’étais en train de faire. La vidéo comporte en son sein, et au cœur même de son tournage, plusieurs portées réflexives, une lecture d’image directe, spontanée et inattendue. En revoyant cette vidéo récemment j’ai constaté que l’intérêt de cet échange résidait aussi dans le fait qu’il gravite autour de questions d’images, et c’est assez rare finalement de parler d’image avec des inconnus, au détour d’une rue, comme cela s’est passé ici. 

R.O. : Dans Résonances, la disparition des mots est aussi une disparition de la langue ?

I.B. : Je voulais filmer une évolution, en partant de plans très esthétisants et épurés, pour aller vers une forme de perte, de souillure de l’image. Dans ce film, des mots écrits à l’encre noire se disséminent sur la surface d’une baignoire pour finalement se retirer, comme une vague qui laisserait derrière elle les reliques d’un monde altéré. Dans le rapport à l’écriture il y a ici quelque chose de l'ordre d’un ravalement de langue, l’expression d’une difficulté d’expression, peut-être. Les mots sont comme aspirés, ils refluent comme on peut le voir dans la séquence finale. 

R.O. : Le fait que ce soit un espace d'intimité apporte aussi une dimension particulière. La salle de bain est le lieu de la mise à nu et du soin du corps. C'est un espace de relation à soi qui relève du contact.

I.B. : La baignoire devient un réceptacle de résonances multiples, de sons, de paysages, d'espaces appelant à de multiples interprétations. Le travail du son et l’écriture ouvrent l’espace confiné de la baignoire. Ils créent des relations, par capillarités et petits contacts, des appels d’air vers des dehors multiples, qu’ils soient paysagers, sonores, voire politiques, tels qu’ont pu l’interpréter certaines personnes. L’espace filmé ici, à l’origine très intime, n’est plus celui d’un quelconque auto-centrage. Il devient universel, je l’espère du moins.