Instruments

Instruments

Mirna Boyadjian


Ciel variable 108
Hiver 2018
Montreal, Canada


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Œuvre est voie.
—Paul Klee
 

« Tout geste d’art se tend en direction d’une forme : la recherche désigne la façon dont vient la forme, dont la forme vient à elle-même [1] », écrit le philosophe Jean-Christophe Bailly. Il est des oeuvres dont l’essentiel ne réside pas tant dans la forme que dans la formation (Gestaltung). On pourrait alors dire qu’elles portent une « vision ». Les vidéos d’Ismaïl Bahri présentées à l’occasion de son exposition monographique Instruments au musée du Jeu de Paume à Paris sont de celles-là. Empruntant une démarche empirique, l’artiste s’inspire d’épiphénomènes rencontrés de manière inattendue dans son quotidien : une auréole produite par la combustion d’une feuille de papier, la dépigmentation d’une image par le geste répété de pli et de repli, les effets optiques d’une goutte d’eau, etc. Ces apparitions poétiques, elles-mêmes orientées par une idée de forme, le conduisent à réaliser des expérimentations dans son atelier ou en extérieur. L’exposition organisée par Marta Gili et Marie Bertran propose un parcours immersif au coeur des genèses qui rythment la trajectoire singulière de l’artiste.

Sondes (2017) nous mène au seuil d’une expérience de durée. Cette vidéo montre la subtile formation d’un tas de sable dans le creux d’une main. La source de l’égrènement nous étant dissimulée, le seul indice pour percevoir le processus d’accumulation est l’infime brillance des grains activée au contact des autres dans la paume, procédé qui rappelle celui du sablier. Il serait sans doute possible de voir ici, comme dans l’ensemble du travail de l’artiste, une disposition, soit une attention au présent vécu qui répond à « l’épuisement de nos ressources attentives ». Il ne fait aucun doute que la multiplication des affections médiatiques touche nos capacités de réception et participe de cet épuisement, auquel Yves Citton a dédié un ouvrage [2]. Avec Revers (2017), l’artiste évoque avec subtilité notre interaction avec les images. La caméra en plan rapproché se fixe sur la photo d’un mannequin tirée d’un magazine. D’un geste répétitif, la page est froissée et défroissée jusqu’à l’évaporation progressive des pigments en une fine poussière qui se dépose sur les mains. L’effacement de l’image impressionne la surface du corps alors que la feuille de papier fragilisée par la friction exhibe sa matérialité organique. La vidéo donne à voir les échanges sensibles entre l’affection des images et nos affects, sans que cela soutienne une quelconque critique. Il s’agit plutôt de dévoiler ce mouvement invisible.

Si les vidéos de Bahri sont traversées par des champs de tension – entre temps et mouvement, effacement et apparition, visible et invisible – leur particularité est de faire exister le lieu où ils transitent. Dénouement (2011) montre une étendue blanche séparée par une ligne noire (le « zip » de Barnett Newman nous vient immédiatement à l’esprit). Ce procédé installe un effet bidimensionnel, lequel se modifie lorsqu’un corps apparaît au loin, relié à la caméra par un fil tendu. De la relation entre le cadre et le hors champ s’ouvre une nouvelle perspective qui élargit notre regard par dépaysement. Le paysage nous révèle : les nuances du blanc de la neige, les détails du territoire, la texture du fil, etc. Au fur à mesure de son avancée, le personnage noue le fil jusqu’à son rétrécissement absolu. Une image noire. Et une impression qui renvoie aux mots de Rilke sur le paysage lorsqu’il relève qu’on voit mal les choses qui nous entourent et qu’il faut attendre que quelqu’un arrive de loin pour nous les faire voir [3].

Foyer (2016) est une oeuvre majeure qui s’inscrit en fine continuité avec Dénouement. Le film d’une durée de trente-deux minutes est projeté sur un écran monumental à la fin du parcours. Celui-ci met en scène une expérience réalisée par l’artiste dans les rues de Tunis, sa ville natale. L’intuition première était de filmer une feuille de papier blanc posée à quelques centimètres de la lentille afin de capter des éléments atmosphériques (les effets de la lumière, du vent, etc.). Or, durant l’expérience, des passants intrigués par sa présence viennent à sa rencontre, un photographe amateur, des enfants, un policier, l’interrogeant sur ce qu’il est en train de filmer. Le dispositif devient un attracteur sensible. Il attire non seulement une atmosphère naturelle, mais la dimension esthétique d’un contexte social et politique par les voix singulières qui viennent peupler la feuille. Ainsi, le film reçoit son élaboration et, en ce sens, devient l’instrument d’une expérience qui sied avec ce que dit l’artiste, à l’écoute de ce qui advient : « Ce que je voudrais ici, c’est faire confiance au vent ! »

La pratique d’Ismaïl Bahri concentre des expériences de seuil. Et la première oeuvre de l’exposition en est initiatique. Ligne (2011) présente le très gros plan d’une goutte d’eau sur un poignet à travers laquelle on perçoit les légères pulsations du coeur, autrement imperceptibles. Cette oeuvre délicate donne à voir la vie, sa puissance propre, qui tient à sa fragilité, son impermanence. Je pense qu’il n’est pas banal de mentionner que cette vidéo nous capte depuis l’extérieur, par la porte d’entrée qui cadre le centre de l’image. Il y a une sorte d’appel de l’image au dehors, au passage, qui n’est pas autre chose que l’expérience à vivre dès qu’on entre dans l’exposition. Si chez l’artiste la forme est inséparable de sa formation, c’est par la ligne qu’on s’y oriente : « La forme, ce qu’on appelle la forme, ou le résultat, c’est la ligne ou le “patron” qui parcourra ces points en les reliant [4]. »

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1 Jean-Christophe Bailly, « Rechercher », L’élargissement du poème, Paris, détroits, 2015, p. 102. Bailly a écrit le texte d’introduction au catalogue de l’exposition.
2 Yves Citton, Pour une écologie de l’attention, Paris, éditions du Seuil, 2014.
3 Rainer Maria Rilke, « Du paysage », Œuvres en prose, Paris, Gallimard, 1993, p. 742.
4 Bailly, op. cit., p. 102.
 

Mirna Boyadjian poursuit un doctorat en esthétique et est chargée de cours à l’université Paris VIII Vincennes–Saint-Denis. Ses recherches portent sur la question de l’espérance dans l’art contemporain créé en temps de guerre et d’après-guerre.