Du poétique au politique

Du poétique au politique

Jean-François Bouthors

Revue Esprit
11 juillet 2017


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Il y a de multiples manières de prendre la mesure du monde dans lequel nous vivons. Dans le flux des informations dans lequel nous baignons désormais, il semble établi que se brancher sur un canal radio ou télé ou de se connecter à un réseau social permet d’opérer régulièrement des coups de sonde qui donnent une idée de ce qui se passe. C’est ce que nous faisons tous ou presque, pour nous tenir « à flot » de l’actualité politique, sociale, économique et même culturelle. On peut discuter de la pertinence de cette méthode, de ses limites ou de ses biais. Ismaïl Bahri s’en garde bien. Pourtant l’œuvre qu’il présente au Jeu de Paume cet été en prend l’exact contre-pied pour proposer une tout autre approche, avec huit vidéos rassemblées sous le titre d’Instruments.  

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Ismaïl Bahri, Revers, Video, Vue d'exhibition, 2017



Les « instruments » de cet artiste né à Tunis en 1978, qui vit et travaille en France et en Tunisie, sont présentés, comme l’écrit Marta Gili, la directrice du Jeu de Paume, dans l’avant-propos du catalogue de l’exposition, « pour intensifier la conscience que l’être humain à du monde qui l’environne et pour éveiller, par son usage, de nouvelles formes et de distance critique ».  

On pourrait qualifier de poétiques, méditatifs ou spirituels ces instruments dont une des caractéristiques est de proposer au spectateur de prendre le temps d’observer un phénomène dont on pourrait croire qu’on l’a saisi au premier coup d’œil. L’image qui semble, sinon immobile, du moins stable, ne dévoile son contenu, ne livre son sens, que si l’on prend le temps de se soumettre à la durée au cours de laquelle elle se transforme, presque imperceptiblement. Il faut donc, contrairement à l’usage de plus en plus fréquent sur la scène médiatique, se garder d’anticiper et de conclure avant que le processus qui se déroule ne soit arrivé à son terme et qu’il n’ait produit des effets à la fois intelligibles et émotionnels. Le temps doit s’écouler sous les yeux du spectateur pour que l’œuvre se livre pleinement, ce qui suppose que le spectateur s’expose à cet écoulement du temps pour se laisser « imprimer » par ce qu’il regarde.  

Ismaïl Bahri, Line, Vue d'exhibition, 2017

La durée, mais aussi la matière. En effet, ce qui se révèle capable de porter la méditation, de susciter une expression poétique ou spirituelle, ce sont des objets très simples : une goutte d’eau sur un avant-bras, un fil tendu, une page blanche soumise aux effets du vent, un écoulement de sable, une photo sur papier glacé froissée par des mains… Bref, rien de plus trivial, rien de plus concret que ces objets qui n’ont pas vocation, en principe, à retenir notre attention. Mais cet « arrêt sur la matière », aux antipodes de la sphère des idées et des concepts, par une forme de « simplicité éblouie » (Jean-Christophe Bailly, dans le catalogue) opère un suspens radical, un retrait des discours qui laisse place à la survenue d’une présence proprement spirituelle de ce que l’image de cette matière se révèle alors capable de symboliser. Opérant comme le silence du psychanalyste qui permet le rêve éveillé et l’association d’idées, l’image devient le miroir silencieux de ce qu’elle éveille dans l’esprit du spectateur. Dès lors, le réel le plus simple dévoile une profondeur qu’on ne lui soupçonnait pas, dans le spectateur lui- même. Ainsi manifeste-t-il sa puissance réflexive, au sens où celui qui regarde peut d’une certaine façon se lire en lui, ou y déchiffrer en miroir une trace de l’empreinte du monde – proche ou lointain – en lui. Les « instruments » d’Ismaïl Bahri fournissent les outils d’une autre venue à la conscience de soi-même et du monde, différente de celles qui s’opèrent dans le champ de nos échanges ordinaires sur l’actualité…  

Les « instruments » d’Ismaïl Bahri sont a priori indépendants les uns des autres. Cependant, dans l’installation du Jeu de Paume, l’artiste a ménagé entre eux la possibilité d’une forme de conversation, jouée dans la circulation du regard du spectateur, qui va de l’un à l’autre et peut suivre simultanément l’évolution de deux, voire trois, vidéos. Les processus s’entrecroisent au fil de la déambulation : palpitation, déroulement, écoulement, froissement, rembobinage, consumation, flottement… On ne saurait assez recommander au spectateur, non seulement de prendre son temps, mais aussi d’aller et de venir dans cet espace qui, progressivement, élargit le plan de vision… Cet entrelacs discret des expériences enrichit nos perceptions et nos modes de pensée, tout en évitant de faire un discours. 

 La « dernière » œuvre (Foyer) – celle que l’on trouve au bout du parcours, mais qui n’est pas la plus récente – opère une mise en abîme, puisqu’elle enregistre ce que suscite le dispositif là où il a été installé. Il s’agit d’une feuille de papier blanc posée devant l’objectif d’une caméra, à quelques centimètres seulement de sorte qu’elle occupe tout le champ, soumise au souffle du vent. Cette installation dans l’espace public suscite évidemment des questions, des discussions, que le dispositif enregistre en même temps que les tremblements de la feuille et les changements de lumière. La parole que l’on entend fait écho, par anticipation, à la conversation intérieure qui peut naître chez le spectateur placé, somme toute, dans une situation assez analogue à celle dans laquelle se trouve que celui qu’il entend. Cette parole, qui pourrait être la sienne, devient par conséquent la matière de son observation… Les échos qu’elle suscite chez celui qui l’écoute constituent les éléments d’une réflexion – miroir – sur ce que fait naître le caractère mystérieux, incongru, étrange du dispositif conçu par l’artiste.  

Certes, Ismaïl Bahri n’a pas la prétention de fournir une nouvelle explication du monde. Il n’entre pas davantage en concurrence avec l’actualité et ses discours, mais il propose à sa manière d’instaurer une distance avec ce flux, de sorte que naisse un espace de liberté critique. Ce qui est en jeu, c’est la possibilité d’introduire une autre dimension, plus contemplative et poétique, dans la perception et la compréhension de notre monde. Ismaïl Bahri semble nous rappeler la nécessité de savoir introduire un écart par rapport à nos modes communs de préhension du réel. Un écart qui passe par la nécessité de prendre le temps de regarder, mais aussi d’entendre, sans préjuger d’emblée de ce qui va être vu et entendu. Un écart qui suppose la mise en relation des diverses expériences que nous faisons. Un écart qui en permet aussi la mise en abîme, puisque nous en sommes parties prenantes.  

Par les temps qui courent, il se pourrait bien que cette poétique soit assez politique. La capacité de retrouver l’épaisseur du temps, de la matière et même de la parole n’est-elle pas une des choses qui manque le plus à la politique ? Bien entendu, la proposition d’Ismaïl Bahri se tient hors de l’espace politique et loin des discours qui s’y déploient, mais n’est-ce pas faire œuvre politique que de proposer dans le champ de culture un élargissement de nos capacités de perception et de symbolisation, qui participe, même modestement, à défaire l’étau des représentations sondagières et médiatiques que nous avons du monde ?