Texte à propos de l'exposition Mandrake a disparu
Olivier a choisi pour l’exposition Mandrake a disparu de montrer deux vidéos : Dénouement (2011) et Film (2011-2012).
Il me semble, en effet, que les deux vidéos fonctionnent bien ensemble. En réalisant la série de vidéos Film, déjà, j’avais conscience de chercher à donner un pendant à Dénouement. Mais plus le temps passe et plus je vois comment chacune d’elle se porte en contrepoint de l’autre. Pour moi, Film fonctionne comme un double, comme un développement en négatif de Dénouement.
Film est le pendant de Dénouement.
C’est son dépli en quelque sorte.
Des images se développant vers le bas
Dans Film comme dans Dénouement, l’image arrive dans la profondeur. La vidéo semble mettre en scène une visée, un acte de prise de vue, comme on dit. Photographie et Cinéma sont convoqués dans le jeu de distances et de proximités que suppose leur pratique. On assiste à un acte d’envoi, de distance d’abord, de rapprochement et de contact ensuite.
Dans Dénouement le corps se fait lentement avaler par la caméra. Les mains viennent buter contre la lentille de l’objectif. Elles bouchent alors la vue, en produisant le noir, en devenant une sorte d’obturateur naturel. D’une surface presque blanche (premier plan), nous arrivons, en même temps que le personnage filmé, à une surface noire (dernier plan). Comme si l’approche du corps déclinait, de nœud en nœud, les fines nuances d’un dégradé.
Dans les deux vidéos, il s’agit d’une advenue par le haut. D’une entrée dans le cadre, par le bord supérieur. Dans les deux cas, il est question de la révélation et de l’incarnation d'un espace par la dilatation progressive d’une profondeur.
J’avais un peu conscience de tout cela quand je travaillais sur ces vidéos, mais ça me surprend de voir comment ces suppositions de départ continuent à se lever, à se préciser avec le temps, comme une évidence. C’est assez rare pour être souligné, du moins en ce qui me concerne. J’ai l’impression qu’ici, ça tient encore, ça perdure, ça continue à travailler…
Précinéma
Il me semble que, dans Film, le papier journal se développe, dans le sens photographique du terme, c’est-à-dire qu’il lacère le bain d’encre qui le porte comme pour reconsidérer notre distance (notre focale ?) vis-à-vis du réel.
Outre ce rapport au photographique, je crois que Film entretient un lien fort avec le précinéma. Autant par la forme primitive de l’opération cinématique (la machinerie physique permettant l’automouvement) que par sa forme, similaire à une bobine de film. Le film de papier se déroule vers le bas de l’écran, il se développe dans une apparente trajectoire de chute.
Cinématique de petite échelle ? Sorte de micro-cinéma ? « L’actualité » comme on dit, le « film » du monde (est-ce trop présomptueux de dire cela ?), se rejoue ici sur quelques centimètres.
Dénouement développe aussi quelque chose de l’ordre de l’archéologie du cinéma. Peut-être à travers la vibration élémentaire qui s’y capte. Celle du fil vibratile qui active l’image, qui, seule, donne un rythme et une spatialisation au film. Ce fil qui vibre, c’est déjà un condensé vibratile d’espace-temps. Mais j’avoue ne pas en être certain…
Découper le journal servant à la réalisation de Film revient à cadrer dans les images et textes qui le composent, mais également à monter - comme on monte un film - son déroulement à venir. Découper c’est penser, en recto verso, les étapes de la venue au visible, la succession rythmée des images, des textures, des blancs et des écritures qui s’apprêtent à venir à nous. Le Film ainsi se devine dans sa succession et s’appréhende dans son déroulement. Il advient durant le temps de la captation vidéo, avec ses surprises et ses déceptions. Je dépose le rouleau sur la surface d’encre sans savoir exactement ce qui nous parviendra. Les images déroulées ne s’appréhendent plus du premier regard, elles se développent, s’accordent le temps d’arriver.
L’objet journal, en somme, se dilate.
Dans Dénouement, c’est plutôt le paysage qui se dilate. La vidéo capte le basculement progressif d’un espace bi-dimensionnel vers un espace profond. Espace et temps : dans Dénouement, le paysage se déplie lentement.
C’est bien cela… Ca me saute aux yeux avec le recul. J’ai l’impression que c’est à l’endroit de se dépliement que se situe le nœud du travail : l'image arrive et se développe, en même temps que se déplie le paysage filmé.
L’image se développe quand se déplie le paysage
L’espace se précise petit à petit. En approchant, le personnage et les gestes qu’il effectue passent du flou à une extrême netteté. L’arrivée du corps développe ainsi l’espace à la façon d'un origami japonais : au fur et à mesure qu'approche le personnage et que se noue le fil, l’espace se déplie et s’étale à l’écran.
C’est dans ce sens, d’ailleurs, que le fil dans Dénouement sert de sonde. Sonder n’est rien d’autre qu’une façon de « toucher à distance » (Jean - Christophe Bailly). La sonde, cet intercesseur sensible, permet un contact éloigné, un rapprochement par l'écart. Utiliser une sonde est donc une façon de complexifier le rapport à l’espace.
Fantômes de gestes
Dénouement capte une lente opération d’enroulement. Une bobine se forme, la matière s’agrège en épousant les plis du geste. Ici, le geste filmé est plein.
En contrepoint, Film capte une lente opération de déroulement. Un rouleau de journal s’étale. Ici, le geste est évidé, il précède le temps de la captation vidéographique. Le geste ne se voit pas, mais il demeure en creux, se devine avec retard, par ricochet. Le rouleau qui se déplie rejoue le geste d’enroulement : on le voit tanguer sur la surface du liquide et se libérer ainsi de l’alternante pression des doigts qui l’a enroulé. Ce geste dévidé se développe par hantise. Il se démoule en quelque sorte.
Je crois que ce qui est filmé ici c’est le fantôme d’un geste.
Et je me demande, à l’instant, s’il n’en est pas de même (mais différemment) pour Dénouement. Cette vidéo explore un geste en lisière d’extinction. Les mains au travail sont d’abord absentes. Au début de la vidéo, seul l’intercesseur filaire indique l’activité des mains le long des ondes et vibrations que les doigts émettent à distance. D’abord spectral, le geste s’incarne au fur et à mesure que se développe le film. Il vient se montrer à nous au plus près, jusqu’à nous aveugler.
Et de nouer, de manipuler un intercesseur si fin et si délicat que le fil, n’est autre qu’une manière d’évoluer à quelques millimètres du vide. C’est manipuler le fragile hymen qui sépare du paysage, le fragile hymen qui sépare du monde.
Un peu à l’image du mime qui embobine, peut-être…
Détail se dilate
Ce fragment de journal se déploie en écho d’un contexte politico-social, à quelque chose qui flotte dans l’air. Cette chute de papier devient, littéralement, un « copeau indiciel » (Jean-Christophe Bailly, encore…) portant en lui un ailleurs qui le déborde. Ce copeau déborde de personnages, de paysages, de lettres, de villes…
Le détail se dilate.
Le travail de l’image prend la forme d’une posologie : que montrer ? Que cacher ? C’est toujours si délicat que ça tourne à l’obsession…
Dans ces deux vidéos s’opère un lent dévoilement. Mais pour rendre possible ce dévoilement, il s’agit, avant tout, de travailler en creux, d’installer, au préalable, un espace-temps mystérieux.
Le développement de la vidéo se fait par l’émission fine d’indices sur ce qui se trame dans l’image. S’il y a une forme de trompe-l’œil, il me semble que celui-ci se fait, non pas dans un excès de tromperie, mais, au contraire, dans un dosage très mesuré de ce qui se donne à voir, au moyen d’une subtile dissimulation. J’essaye donc de ne me focaliser que sur l’épiphénomène palpitant sans en montrer la source. Montrer, d’abord, l’effet et non la cause, c’est poser à l’image les cadres d’une énigme à résoudre. C’est laisser le spectateur en suspens, en attendant que la vidéo infuse des indices sur ce qui s’y trame, qu’elle révèle les tours qui l’animent.