Dans l'atelier d'Ismaïl Bahri

Dans l'atelier d'Ismaïl Bahri à la Villa Médicis

Horya Makhlouf 


Texte pour le catalogue de l'exposition des pensionnaires A Piu Voci
Villa Médici, Académie de France à Rome
Juin 2024


Lien vers l'exposition A Piu Voci


 

 

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Pierres récoltées et classées, Villa Medici, Rome, 2023

Il y a une histoire que celles et ceux qui aiment trouver une origine aux choses s’amusent à se raconter lorsqu’il s’agit de parler de celle de l’art. C’est Pline l’Ancien qui l’a écrite le premier, dans son Histoire Naturelle, il y a bien quelques milliers d’années. Elle pose comme point de départ à l’acte artistique ce que peu d’yeux ont vu, ce dont personne n’a conservé l’archive, ce qu’il était donc aisé de déterminer comme « premier ».  Elle raconte que la fille du potier Dibutadès, chagrinée de voir son amant partir à la guerre, a tenté de retenir le plus infime souvenir qu’elle pouvait trouver de lui en ceignant son ombre d’un trait sur le mur de l’atelier de son père, où ils se sont vus pour la dernière fois. À la hâte, avant que l’ombre dessinée par les flammes du four à poterie ne s’évanouisse, elle en a capturé la forme grâce à un fusain que le hasard avait heureusement laissé à portée de sa main. Le corps du soldat, déjà absent le lendemain, est resté avec elle un peu plus longtemps, après que le départ est passé, que la lumière s’est éteinte, qu’elle l’a réactivé quand on l’a rallumée… Et l’art fût ! Né du désir de ne pas oublier, de l’urgence de capturer ce qui ne peut pas durer, de l’envie de recomposer ce qui s’est déjà effacé. L’histoire de Pline n’a retenu ni les noms des amoureux, ni les détails de leurs visages, mais il n’en fallait pas moins aux artistes qui l’ont un jour lue pour leur imaginer des traits. Et l’histoire, sérieuse, de devenir un mythe, solide. À travers lui, la fille sans nom du potier Dibutadès et son ombrageux amant vécurent heureux et eurent beaucoup de portraits… Par la plume, le ciseau ou le pinceau, nombreux sont les artistes qui se sont depuis attachés à faire durer pour toujours cette belle histoire d’art et d’amour. 

Mais, et si Pline s’était trompé ? Et s’il n’avait pas tout raconté ? Et si personne ne l’avait republié ? D’où viennent les mythes et comment perdurent-ils ? Pourquoi elle et lui, il y a si longtemps et là-bas ? Pourquoi jusqu’à nous, ici et maintenant ? 

Un autre début à cette histoire aurait pu être la fois où Ismaïl Bahri a voulu mesurer sa plage de Raoued avec des rouleaux de scotch, que le hasard avait heureusement déposés dans son atelier. La fois, aussi, où il a voulu capturer la tempête venue ébouriffer les plantes sur lesquelles il est tombé au détour d’une dune, qu’il a découvertes tout affairées à résister au vent en dessinant dans le sable des cercles parfaits du bout de leur tige malmenée. La fois, encore, où il a retrouvé un bonbon dans sa poche, recouvert des poussières et autres granulés de vie tombés là par mégarde et en un certain ordre agglomérés. Un début, aussi, aurait pu être l’après-midi où il a voulu trouver le plus petit caillou du jardin de la Villa Médicis, se faisant aider dans sa mission impossible par les enfants des pensionnaires qui passaient par là. Ou bien la journée où, à Herculanum, il a rencontré la bibliothèque invisible, précieusement conservée depuis qu’ont été remuées les cendres laissées par l’éruption du Vésuve, sans que personne ne puisse la consulter. Dans les vitrines, un corpus d’ouvrages gît et attend. La lave qui a détruit la ville il y a bien longtemps les a fossilisés et contraints à ne plus jamais être, depuis, ni ouverts ni lus, sous peine d’être détruits. Quelles histoires, quels débuts et quelles fins attendent peut-être là depuis des siècles d’être déroulés ? 

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Projection sur mur, Villa Medici, Rome, 2023
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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Projection sur mur, Villa Medici, Rome, 2023

Et si, parmi elles, se tenait secrète la suite de ce que Pline l’Ancien – qui trouva d’ailleurs la mort au pied du volcan – avait rapporté ? Et s’il y avait avoué que la fille du potier Dibutadès n’avait, en vérité, pas tant cherché à dessiner les contours de la silhouette de son amant que la danse qu’étaient occupées à projeter sur le mur d’en face les flammes du creuset de son père ? Et si elle avait trouvé là une manière de conserver pour l’éternité non pas la seule personne qu’elle a un jour aimée, mais le moment, le lieu et le temps, passés avec elle ?

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Projection sur mur de la vidéo Camera, Villa Medici, Rome, 2023

Que retient l’Histoire de ce qui est un jour arrivé ? Que faut-il à une histoire pour devenir celle dont on se souvient ? Il y a sûrement mille mots poétiques, scientifiques, historiques ou sociologiques à agencer ensemble pour formuler des réponses à ces interrogations profondes, mais aux formules nébuleuses ou toutes faites, Ismaïl Bahri préfère les questions mystérieuses, les expériences hasardeuses et le jeu. Il y a bien peut-être un endroit d’où regarder pour saisir en une fois la complexité du monde, pour comprendre l’intégralité des sous-textes d’un récit, pour identifier le plus petit caillou à partir duquel se compose le gravier, la lettre indéchiffrable à laquelle s’agencent les autres pour faire un mot, le son primordial autour duquel se compose une mélodie… C’est non pas sur le hasard mais sur l’effort qu’il faudra compter pour trouver ce lieu. Alors, depuis un temps qu’il ne saurait compter, Ismaïl Bahri s’attache à essayer, répéter, rater, retenter, résilier, recommencer, atomiser, zoomer, éloigner, sonder, collecter, scotcher, trouer, percer, cacher, montrer, attraper, apprivoiser ce qui, toujours, paraît s’échapper, mais est en vérité juste là. C’est dans une quête, joyeuse et sans fin, que s’est lancé l’artiste, à la recherche du contenant et composant ultime, de ce à partir de quoi naissent les histoires et les mondes, du « point natif » de toute chose – comme il aime à l’appeler et qu’il préfère à la notion d’« origine », qui dit peut-être d’où elles viennent mais pas de quoi elles sont faites. 

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Bombons ensablés, Villa Medici, Rome, 2023

Peut-être ce point natif se cache-t-il dans les rayons de soleil que l’artiste épinglait aux murs de Tunis. Peut-être dans les cercles de feu qu’il tentait d’apprivoiser sur une feuille de papier. Dans les gouttes d’eau qu’il laissait couler le long d’un fil jusqu’à créer la flaque dans laquelle viendrait se refléter le monde autour d’elle. Dans les rues de sa chère ville d’enfance, qu’il arpentait avec sa caméra, obstruée d’un papier blanc, pour n’en cueillir que les jambes, les mains et les bouts de corps anonymes, les sons, les rires et les adages, ou bien encore les leçons de vie données par ceux que l’étrange homme à la caméra rendait curieux. Peut-être celui-ci se distribuait-il en faisceaux, transmis par le plafond transparent de la Verrière bruxelloise, où il a passé quelques jours et qu’il s’est amusé à diffracter sur tous les murs, par tous les interstices et les fissures, volontaires et accidentels, apparus au cours de l’expérience… 

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Sable volcanique et scotch, Villa Medici, Rome, 2024

Peut-être ce point natif est-il nulle part et partout, là depuis toujours ou bien éclos hier. L’artiste qui n’aime pas les réponses définitives n’aime pas non plus se laisser prendre par le vertige. Il y a des choses que l’on ne peut pas contrôler, lui ont appris les philosophes antiques Épicure et Lucrèce. Trouver celles qui le peuvent et celles qui résisteront toujours, façonner son équilibre entre les deux et y tracer le chemin que l’on veut y mener : voilà la voie dans laquelle Ismaïl Bahri s’est engouffré, et le long de laquelle il chemine en jouant. Avec ses petits cailloux-bonbons et ses rouleaux de scotch fossilisés, par ses mains et celles des compagnons de voyage rencontrés sur la route, il pose comme règles l’observation du monde et de ses dimensions matériologiques, comme but l’excavation de ce qui est immanent, là depuis le début, qui attendait juste d’être regardé. Dans la partie sans fin qu’il a engagée, l’artiste, un peu archéologue, un peu alchimiste, s’amuse à faire passer d’un registre à l’autre les choses distribuées par le hasard, jusqu’à ne plus savoir duquel elles sont issues en premier. 

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Ismaïl Bahri, Vue d'atelier, Villa Medici, Rome, 2024
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Ismaïl Bahri, Document de travail, Sable volcanique et scotch, Ile de Stromboli, 2024

À la Villa Médicis, cette année, Ismaïl Bahri poursuit sa quête en repoussant sa fin à plus tard. Dans le jardin qu’il a pris plaisir à arpenter, il a rencontré d’autres pensionnaires, quelques fantômes et de nouveaux points natifs, auxquels il ne demande toujours pas d’où ils viennent mais comment ils résonnent avec le monde qu’ils composent. Avec la violoncelliste Séverine Ballon, ils ont composé une réponse qui est encore une énigme. Au détour d’une lente marche qui a tout l’air d’un corps à corps avec le bâtiment, ils font sonner l’âme de l’architecture en y frôlant un fil à coudre. La main, le corps et le fil font résonner les histoires et les vibrations que ces dernières impriment aux lieux dans lesquels elles se déploient. Celui qui voulait apprivoiser les cinq éléments en appelle aux cinq sens pour activer le nouveau tour de sa partie infinie. Et s’il suffisait d’écouter, goûter, toucher, sentir et regarder pour découvrir le sens du monde qui nous entoure ?

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Ismaïl Bahri, Document de travail, Vidéo, Villa Medici, Rome, 2024

Dans le contour qu’a dessiné au fusain la fille du potier Dibutadès a été ceinte l’ombre de son amant absent, mais aussi les cavités du mur sur lequel elle s’est imprimée un instant, le grain du charbon déposé sur sa surface, la poussière invisible accrochée à elle, les pigments minuscules de son revêtement, les particules de fumée dispersées par le vent – qui a bien dû s’engouffrer dans l’histoire pour tenir le feu allumé. Et si, en vérité, son dessin n’avait été qu’un défi lancé pour tenter de contenir tout cela en un trait ? Et s’il avait été le fil qui avait voulu les coudre ensemble pour mieux les faire résonner ? L’histoire qui n’a pas retenu tous ces éléments ne serait-elle pas assez sérieuse pour être racontée ? 

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Ismaïl Bahri, Dessin sur marbre, Vue d'atelier, Villa Medici, Rome, 2024