Ismaïl Bahri, Précipités
Ismaïl Bahri, Précipités
Guillaume Benoit
Semaine n° 300
Publié et diffusé par Analogues, maison d’édition pour l’art contemporain.
27 avril 2012
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D’abord on n’y voit rien. Un verre, un reflet, puis une main qui le ramasse. Puis se dessine, à la surface du liquide noir, quelques ondes, des secousses. Le verre déborde, l’encre s’étale sur la peau, s’échappe, par sursauts, sur le pouce, sur les doigts. Quelques secondes. L’encre ne cesse de s’enfuir. C’est presque irréel, elle coule, elle imprime sa marque autour d’elle ; le verre ne se vide pas. Infime, ce ne sont que gouttes et pourtant, elle a déjà envahi son support.
Quelques secondes encore, puis un bâtiment, un arbre peut-être, passés au négatif d’une encre noire, à travers l’axe de symétrie de la réflexion ; l’image inversée de notre univers émerge. Le voyage sidérant d’Orientations, vidéo emblématique d’Ismaïl Bahri peut démarrer. Car dans ce parcours à travers la ville, avec pour seule ligne d’horizon la surface d’un verre, se jouent toutes les problématiques d’une œuvre singulière, qui ne s’empare de l’infime que pour en montrer le possible vertige.
Polymorphe, son art passe par la photographie, la vidéo, le dessin ou l’installation comme autant de moyens de rejouer l’acte du « retrait », de faire naître sinon un événement, du moins une posture face à lui. Et si elle paraît insaisissable, se défiant des codes et de la représentation, la démarche de l’artiste n’a rien d’une dérobade. Car le retrait dépose une trace ou, comme il l’évoque lui-même, « attire l’attention par son désistement même [1] ». C’est précisément cette pudeur à l’œuvre qui fait de son travail un générateur de possibilités de sens.
LA VUE TROUBLE, LE TROUBLE DE LA VUE
Hantées par la myopie, les œuvres d’Ismaïl Bahri fixent un point pour en faire l’épicentre d’une secousse en cours. Phénoménologie de l’infime, sa démarche s’impose un repère qui magnétise le regard, l’y accroche et déroule alentour l’écoulement du monde. Qu’il s’agisse du verre d’encre des Orientations ou du fil de Dénouement, la caméra, tout comme l’œil, semble en lutte avec la focale des objets. Mais ce prisme au travers duquel le monde se reflète ne révèle aucune « essence » ; il permet seulement de concentrer en lui l’immensité du champ. Lorsque le fragment de fil de Dénouement sursaute, qu’il se tend et se retend à mesure qu’il est enroulé, c’est tout ce qui se passe hors de lui qui est amené au regard. C’est alors dans la relation de ce fil au monde que s’insère l’œuvre, dans le réseau complexe des empreintes de l’invisible sur chaque élément sensible. À l’inverse d’un rétrécissement, cette concentration de l’image ne met en aucun cas hors-jeu tout ce qui est hors champ.
Jouant sans relâche avec l’espace, s’y inscrivant et s’y fondant par bribes (une main, une silhouette, une ombre), l’artiste ne pose pas simplement un regard myope sur les choses, lui-même maintient une certaine myopie à son égard. Et dans ce nuage éthéré, il brouille les frontières de son art, de la place même du créateur au sein du processus, résistant de toutes ses forces à une reprise par le discours. Le dialogue entamé dans Orientations avec un passant où, questionné sur son étrange entreprise, il invite à regarder la ville autrement, est éloquent - il faut l’imaginer braquant sa caméra contre un verre, les yeux sur l’écran de contrôle, déambulant d’un pas peu assuré dans les rues de Tunis. Ce flou qui se déploie autour de l’artiste est crucial, il interdit d’en finir avec ses œuvres et fait d’elles des organismes mais maintenus dans une certaine autonomie.
ADVENIR
C’est qu’Ismaïl Bahri organise l’avènement de la forme, il crée des dispositifs pour mettre en place les conditions d’advenue de l’événement. La série Latence montre ainsi une encre à l’origine de cette fixation ; d’elle-même elle coagule et se solidifie au contact de l’air, formant à la surface du verre un cercle blanc sur fond détaché du fond noir. Ces dépôts dessinent alors des strates, régulières ou non, qui correspondent à la chronologie de leur durcissement. Le geste artistique d’Ismaïl Bahri déborde la simple création d’une image pour saisir la forme, le dénouement de son existence et le temps de sa formation.
En ce sens, s’il joue de ses codes, il se démarque de l’exigence scientifique ; le procédé expérimental, une fois élaboré, devient le centre névralgique de l’œuvre. Dans la vidéo Dénouement, il subordonne sa lente progression à l’exécution d’une contrainte invisible en premier lieu et contraire à toute efficacité. Nouant un fil étendu sur plusieurs dizaines de mètres, sa silhouette claudicante se rapproche, condamnée à ne progresser qu’au gré d’une gestuelle déroutante. L’obéissance à ce rite secret impose au spectateur de résister à son tour à sa propre temporalité. Libéré de tout souci de « réponse », Ismaïl Bahri n’a rien du scientifique dans son laboratoire ; sa science artistique fait du monde son laboratoire. Il isole un cadre invisible et travaille sa surface pour en faire émerger une déviance. En cela, son œuvre vient heurter toute idée même de positivisme ; il ne s’agit plus de démontrer mais de dé-montrer, trouver une manière de mener à la monstration sans « exhiber » un sens, en restant éloigné de toute velléité de dire. Dépouiller, en quelque sorte l’acte de monstration de sa volonté d’imposer une posture, un discours.
Ou comment souligner à nouveau la possibilité pour l’infime de créer l’événement. D’où l’importance de la propagation par capillarité dans sa démarche. Avec la série de photographies Sang d’encre, la peau devient une constellation. Contrairement à la matière peinture, fantasme de maîtrise de la couleur sur la surface, l’encre colonise, ne s’enfonce pas dans son sujet, elle le surmonte, l’efface petit à petit et le marque du sceau de l’absence. Une « adhésion » intime des matières que l’on retrouve dans ses Films, les pages de journaux se déroulent, par la seule force du liquide, dessinant une ligne qui vient lacérer, comme poussée par une vie propre, l’obscurité. De ce déploiement silencieux émerge une narration inédite où le sens, non plus déterminé par la nature des événements successifs, se voit subordonné à la temporalité de leur « advenue ». Ainsi, tout comme le système de capillarité induit la nécessité d'une force de cohésion des éléments, les œuvres d'Ismaïl Bahri, dans leur dialogue constant, rejouent cette expérience.
LA RUMEUR DU MONDE
En cela, si une forme de résistance existe chez l’artiste, c’est bien celle, électrique, qui dégage une puissance thermique dans un circuit. Retenant un courant, il s’y fond pour ensuite le libérer, totalement transformé. Toujours en exercice, il donne à voir, par la perturbation du monde, cette infime variation qui fait la différence entre sa possibilité et son impossibilité. Un processus au cœur d’Attraction, qui invente un dialogue onirique entre une main et un rai de lumière, sporadiquement, cet organe devenu matière à réflexion. L’obscurité se fait éloquente ; l’absence habite la pénombre comme une zone de production de forces indéfinies. Trace ou procréation, les empreintes deviennent corps et la disparition une donnée fondamentale du geste. Dès lors, la fin, répétée indéfiniment, n’a plus rien de tragique.
En marge des sens et des symboles, c’est finalement un monde silencieux et bien vivant qu’Ismaïl Bahri porte au regard. Sa rumeur sourde dans son travail comme la basse continue des invisibles. Ces invisibles, ce sont les événements révélés par le protocole expérimental. Une idée à l’œuvre dans la vidéo Ligne, qui, fixe une goutte posée sur un bras, parcourue par les battements du sang dans les veines. Ces spasmes infimes troublent les idées. Qui de l’afflux sanguin ou de la goutte est à observer dans ce dispositif ? Problématique vide tant, une fois encore, l’artiste dévoile l’absence fondamentale de hiérarchie du monde, redonnant sa place à la rencontre de matières qui n’ont rien à prouver, sinon leur interaction en s’éprouvant elles mêmes.
Ainsi, si cette rumeur du monde garde toute son étrangeté et son mystère, elle gagne indiciblement, par l’intervention de cet artiste intercesseur, un formidable souffle de possibilité. Chaque tentative s’acharne à trouver un point d’équilibre d’observation du monde, retournant les principes pour creuser l’événement à la surface et perforer son évidence, oblitérer sa banalité pour retrouver, au final, le vertige de l’infime.
[1] « Waiting for change ?», entretien entre Barbara Sirieix et Ismaïl Bahri, in Le Journal de La Triennale 3, direction éditoriale Abdellah Karroum, mars 2012.