Retourner au même endroit quand le monde est si vaste

Retourner au même endroit quand le monde est si vaste 

Entretien avec Kahena Sanaa 
27 janvier 2018

Revue Tête à tête n°19, Méditerraner
Avec Ismaïl Bahri, Barbara Cassin, Elina Duni, Tony Gatlif, Marco Godinho, Valérie Jouve, François Laplantine, Jean-Paul Thibaud, Jean-Paul Mari


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Kahena Sanâa (TàT) : Dans votre vidéo la plus récente, montrée à la fin de l’exposition au Jeu de Paume, Esquisse, réalisée avec Youssef Chebbi, vous placez un drapeau au bord de la Méditerranée, précisément à Gammarth dans la banlieue de Tunis. Il se trouve que c’est au même endroit qu’en 2002, avant de quitter ce pays pour venir en France, vous réalisez une série d’empreintes fluidiques où vous tentez d’imprimer l’écume de la mer. Dans les deux expériences, la matrice viendrait recueillir le mouvement des vagues. Avec le recul, quelle serait la teneur de ce geste au bord de la Méditerranée, à quinze années d’écart ?  

Ismaïl Bahri (IB) : Il y a trois semaines, je suis retourné filmer là-bas et je me suis justement posé cette question : pourquoi, quinze ans plus tard, retourner au même endroit quand le monde est si vaste? Alors que ce lieu n’a rien pour lui, qu’il n’a rien de spécial. Je crois que c’est l’une des plages où j’allais enfant, ça joue peut-être. Quand je pense à un endroit pour filmer la mer, je vais spontanément là-bas. L’écart entre le drapeau et les empreintes de mer est réduit puisque, dans les deux cas, il s’agit de capturer le flux des éléments qui passent. Sauf qu’en 2000, alors que j’étais étudiant en gravure aux Beaux-Arts de Tunis, saisir l’empreinte de la mer a été le dernier geste fait avant de partir en France. Ce dernier geste consistait à imprimer l’inimprimable, puisque la mer est par définition en perpétuelle métamorphose. C’était à l’endroit du reflux, là où se séparent la terre, le sable et la fin de la Méditerranée. Ce qui me fascinait à l’époque, c’était d’essayer de capturer une petite parcelle de ce paysage qui échappera à tout jamais, qui est là depuis toujours et qui nous survivra mais qui échappe à l’instant même où on s’y pose. Il s’agit d’en prélever une petite coupe. Je pense que ce travail a été le déclencheur de l’envie de travailler avec les éléments, en déterminant des petites zones d’expérience ou d’observation dans l’attente que quelque chose d’inattendu y apparaisse. À quinze ans de distance, le drapeau convoque cette même mer. Et formellement, il y a un vrai rapport: on y retrouve les turbulences, les tourbillons, les vagues, la tension entre capture et échappées. La question du seuil est ici intéressante dans son rapport à l’espace et à la frontière que représente la mer Méditerranée, c’est-à-dire qu’il s’agit de travailler quelque chose au seuil de la géographie, au seuil du paysage, là où s’arrête la terre et commence la mer, là où s’arrête la Tunisie et commence l’ailleurs. Mais l’horizon est ici capturé depuis ses grains. Ce qui m’a intéressé avec Esquisse, réalisée avec Youssef, c’est cette turbulence capturée depuis un objet signifiant, très connoté à la figure de l’horizon : le drapeau. Tout en gardant sa forme infinitive, en tant que tissu obscur sans couleur ni symbole, ce drapeau filmé sur une plage devient un écran de projection ou une lentille optique donnant à voir un pan d’une Méditerranée turbulente. Il capturait et s’imbibait des mouvements et des énergies du milieu qui l’entoure et dans lequel le film se tournait. L’espace devient un champ de force observé depuis ses grains et ses turbulences. C’est un étendard qui ne signifie rien de plus que : « Je suis planté là et je donne à voir ce qui se passe là, non pas ailleurs mais précisément ici. » Il devient le support d’une projection tout en étant l’étendard de la zone, du paysage où il est planté. Ce jour-là, il y avait un vent fort et c’est un point important, parce que, du coup, tout était extrêmement agité, accéléré, la mer, le vent et le sable. Ce qui me touche est l’idée que ce paysage inquiet se situe dans une zone géographique portant elle-même une inquiétude. Je pense que c’est un travail tourmenté, ce qui n’était pas le cas avec les empreintes de mer, qui partait de l’envie de fixer une coupe de paysage, de réaliser une coupe de mer comme on réaliserait la coupe d’une pierre. Là, c’est l’envie d’être au milieu d’une inquiétude qui prime. Et cette expérience est en train d’amorcer tout ce que je fais maintenant où je me suis dit : et si je m’intéressais à la question de la tempête ? Qu’est-ce que ça peut vouloir dire un paysage inquiet ? Aller chercher des paysages inquiets, en Tunisie ou ailleurs, et suivre un vent traversant un monde agité…

TàT : Je souhaiterais questionner la notion du milieu très présente à la fois dans votre itinéraire et votre travail. Le mot medius, confiné dans « Méditerranée », revêt un double sens, celui d’« entre », comme entre deux ou plusieurs choses, et celui de milieu naturel, d’écosystème, d’environnement de vie. La première déclinaison peut se traduire en termes de seuil comme défi à la fixité, à la certitude, au figé. Et la seconde impliquerait ce déplacement entre deux milieux, deux cultures, deux langues. Comment ce « milieu » a-t-il constitué votre trajectoire d’artiste qui vit entre Paris et Tunis ?

IB : La question du milieu a peut-être commencé à paraître à mon arrivée en France. J’ai commencé à comprendre, comme beaucoup, que le travail et ma vie allaient se situer dans cet aller-retour entre les deux rives de la Méditerranée. Pendant longtemps, je n’ai pu travailler qu’à Tunis. Plus que Paris, Tunis suscite en moi l’envie de faire des images. Si je devais utiliser une métaphore, je dirais que Paris est la chambre noire où se développent les envies et une certaine forme de maturation lente quand Tunis est la projection lumineuse et effrénée, là où arrivent les images. Ce n’est bien sûr pas une règle mais ça se vérifie souvent. La question du milieu s’est jouée dans cet aller-retour permanent, sans endroit fixe, l’un étant toujours le contrepoint absent de l’autre. Cet entre-deux a amené dans ma pratique artistique tout un intérêt pour les éléments et les choses qui passent, filent et échappent. Formellement, cela s’est spontanément traduit par un intérêt pour l’eau, la lumière, le vent… Le travail consistait à inventer des dispositifs qui pointent ou touchent du doigt l’endroit de ce glissement sans forcément chercher à le figer, comme je l’ai soulevé précédemment dans Esquisse et Empreintes de mer. Et toute la complexité du travail se pose en ces termes : comment sonder quelque chose qui file, qui n’en finit pas de fuir, sans l’arrêter ou la capturer pour autant? Ça suppose de se placer au milieu des choses, d’être dans le pli de ce mouvement de fuite d’une certaine manière.

TàT : Il me semble que cette manière de vous situer se déploie à partir d’une expérience affective, sensorielle et corporelle. Avons-nous le même corps ici et là-bas ?

IB : La question du corps est très intéressante mais je ne l’ai pas beaucoup conscientisée. Ce qui est certain est que l’environnement atmosphérique, social, influe sur notre propre ressenti corporel. Et comme beaucoup de personnes qui sont issues d’une double culture, c’est parfois la face, disons « étrangère », qui se trouve plus exposée aux autres. Ici, c’est parfois la face tunisienne qui est en frottement avec la France et là-bas, c’est presque toujours la face française qui est en frottement avec le milieu tunisien. Cette forme d’incomplétude permanente peut se transformer en énergie de travail, souvent quand on se place à l’endroit de ce contact, justement. Par exemple, des films comme Orientations ou Foyer se situent à cet endroit.  

T : Que l’on soit d’un bord ou de l’autre de la Méditerranée, Européen ou Africain, cette mer entre les terres représente un faisceau de projections plurielles, réelles ou fantasmées, des peuples du Sud sur le Nord et inversement. Sur une tout autre échelle, votre premier travail dans les rues de Tunis, Orientations, réalisé en 2010, propose justement de parcourir l’environnement urbain à partir d’un écran de projection élémentaire, à savoir un gobelet rempli d’encre sur lequel se reflètent les alentours. Comment cette vidéo traduit-elle pour vous la question de la projection ?  

IB : Cette vidéo, je l’ai faite en myope sans trop savoir ce que je faisais. Et c’est d’ailleurs une vidéo sur la myopie. Elle partait d’une expérience formelle et visuelle très élémentaire sur l’action du reflet. Après l’avoir expérimenté en atelier, j’ai eu envie de sortir dans la rue. J’ai naturellement fait l’expérience à Tunis parce que, là-bas, la lumière produit une intensité colorée particulière. Et j’avais envie de le faire à Tunis pour aiguiser cette friction dont je parlais. Là, se jouent différents niveaux de projections. La première projection est tout simplement celle de l’apparition, dans un verre, d’une image qui ne se fixe pas. L’autre niveau se situe à la fin du film, au moment où la caméra enregistre l’échange avec une personne venue me demander ce que je faisais. Sa voix et ses mots deviennent des projections du processus en cours à travers des questions telles que: « Qu’est-ce que tu fais là ? Qu’est-ce que tu es en train de faire avec ce verre ? ». Elles deviennent aussi le contrechamp, le miroir du filmeur, dont on ne voit jamais le visage, puisqu’elles le décrivent : « Tu es blanc, tu as un accent, je n’arrive pas à te situer », etc. Ce qui m’intéresse dans cette vidéo, c’est qu’elle devient un faisceau de projections multiples allant, par cercles concentriques, du verre filmé aux contextes traversés. À petite échelle, l’image qui apparaît dans le verre révèle les alentours, une perception plus élargie. L’expérience va troubler et être troublée par le milieu dans lequel elle se fait.  

TàT : Vous présentez souvent des expériences sensibles à partir d’un geste simple et son effet phénoménologique sur une durée bien déterminée. Pour prendre des exemples, l’expérience filmée de la consumation d’une feuille de papier, celle du poids d’une poignée de sable qui s’écoule ou encore celle du rythme infime du pouls révélé par une goutte d’eau sur l’avant-bras. Cette approche pourrait se traduire par une forme de méfiance qui voudrait rester sur le seuil de l’éphémère où rien ne s’installe vraiment et, en même temps, tout est capturé, puisque chaque expérience est enregistrée par les appareils. Pourriez-vous développer ce paradoxe dans votre manière de faire quant au statut du médium vidéographique ?  

IB : C’est une question que je me pose : pourquoi prétendre pointer l’endroit d’un supposé tremblement et s’évertuer à le mettre en boîte ? Ça peut sembler paradoxal. Je ne me suis pas posé la question au début, mais maintenant c’est quelque chose qui pose problème. Je me suis demandé s’il ne fallait pas rendre compte des expériences sous forme de récit, voire de fabulation mais je pense finalement que le problème ne se situe pas là. Le problème consiste à être sur la tension entre ce qui arrive par l’expérience et ce qui peut en être transmis. Cela passe par des questions basiques : l’enregistrement passera-t-il par du son et de l’image ? Par de l’image sans le son ? À quelle échelle recourir ? Est-ce qu’il y a du mouvement ou pas ? Dans le fait, enregistrer demeure l’idée de rendre. Enregistrer est une manière de rendre un peu de l’expérience vécue aux autres .

TàT : Cela dit, on peut transmettre aussi à travers le geste. Par ailleurs, dans votre démarche, il y a évidemment la question du geste mais articulée avec des problématiques cinématographiques : le cadrage, la temporalité de l’enregistrement, la qualité du son, la voix off, etc.  

IB : Faire un geste c’est donner à voir. Faire un geste, même quand il nous dépasse et excède notre volonté, revient à montrer à l’autre ce qui se trame en nous, les énergies qui traversent notre corps. Je m’intéresse notamment aux moments où ce geste qui suppose souvent l’action d’une main s’imbrique à celui de filmer. C’est la manière dont le couplage devient le geste en soi. Et je pense que les moments les plus forts arrivent quand l’enregistrement affecte l’expérience et inversement. Par exemple, quand l’expérience en train de se faire passe par l’enregistrement ou quand l’enregistrement devient lui-même une expérience, comme dans Foyer ou Orientations. Dans Orientations, le fait de filmer se couple au geste consistant à récolter des images dans un verre rempli d’encre. Ce double enregistrement s’affecte mutuellement, jusqu’à ce que le badaud vienne, à la fin de la vidéo, mettre des mots sur cette double opération et en révéler le contexte. Dans Foyer, ce qui me plaît c’est que les voix qui décrivent le film en train de se faire deviennent la réelle expérience du film. Le film se fabrique sur le vif depuis son propre commentaire d’une certaine façon, faisant de cette boucle réflexive son expérience fondamentale.  

TàT : Il y a souvent une part de bricolage dans vos dispositifs vidéographiques où vous posez une membrane, en quelque sorte, qui fonctionne comme un filtre entre l’environnement immédiat et le corps filmant comme pour éviter la frontalité avec les choses ou d’entrer de plain-pied dans le réel. Est-ce une tactique voulue dans la façon de produire des images ou, plus profondément, une manière d’être au monde en tant qu’artiste qui oscillerait entre présence et retrait ? 

IB : Oui, le jeu consistant à glisser en permanence entre les échelles et les contextes passe par l’entremise de choses et d’éléments souvent frustes : une feuille de papier, un courant d’air, une brindille ramassée au sol… Ces éléments créent ce petit écart, rendent possible le petit glissement entre le programme et ses imprévus. Ces petits éléments sont en quelque sorte les intercesseurs pour qu’un inattendu survienne. Je dis cela parce que je suis toujours chargé d’une volonté de contrôle un peu maniaque quand je travaille et le fait de recourir à de tels filtres, à de tels instruments d’écart, crée des appels d’air. Ça peut passer par le fait de faire confiance au vent ou en recourant à une auréole incandescente, qui par son comportement va surprendre. Dans ce type de protocole, le calculable se laisse traverser par de l’incalculable. Et avoir recours à ce type d’intercesseur permet d’être à la fois le témoin et l’activateur de l’expérience. Cela suppose d’être dans un double jeu, d’être l’observateur distant de ce qui arrive tout en étant dans ou avec le mouvement de cette même chose qui arrive. C’est ce qui est formidable avec le vent par exemple. Filmer le vent suppose d’être au milieu du sujet que tu filmes. Il vient de partout, tu le respires. Tu es dans ce que tu travailles autant que dans ce qui te travaille. D’autre part, je crois que tout ceci relève d’une forme d’incompétence. Je me sens incapable d’aborder les choses frontalement parce que j’ai le sentiment que je n’ai pas grand-chose à dire, à affirmer ou à poser d’emblée. J’ai donc besoin d’avoir des alliés incontrôlés, des compagnons vicieux. Il va de soi que suivre un vent pour faire des images convoque ce que tu ne peux pas contrôler. Tu sais très bien qu’il ne sera jamais là au rendez-vous, que ton intention sera toujours déçue, que tu vas toujours manquer l’événement et qu’un tel programme induit sa propre trahison. Mais ça continue à m’intéresser parce que les paramètres d’une telle inanité contraignent à composer avec ce que l’inattendu te fera faire.  

TàT : La part accordée au « dehors » dans votre travail découle de l’environnement tunisien. Pourtant, on ne peut pas dire que vous montrez littéralement cette société. C’est comme si vous avanciez délicatement sur un seuil entre la familiarité et l’étrangeté. La question serait alors : que cherchez-vous à révéler de la Tunisie à travers vos captations ? Est-ce un lien intime à calibrer à chaque fois ou un espace- ment qui permettrait de faire surgir une forme de représentation loin des clichés ? 

IB : À chaque fois, j’aborde le travail depuis des espaces, des choses et des personnes qui me sont proches, depuis une forme d’intime. Il arrive parfois que cette amorce accueille une forme d’universel, quelque chose susceptible de toucher plus largement les autres. Concernant le travail en Tunisie, je pense qu’il découle du fait que je m’y sens travaillé par une chose sur laquelle j’aurais du mal à poser des mots. Je n’ai aucune intention de rendre compte d’une réalité sociale pour la simple raison que c’est trop fort pour moi. Ça me dépasse totalement. Je mesure les énormes difficultés et enjeux que cela représente surtout quand on est soi-même concerné, tourmenté par cette réalité. D’où le fait que j’avance de biais, parce que j’ai déjà essayé des approches plus frontales où j’ai filmé des gens de loin, à leur insu, mais j’ai toujours été extrêmement déçu. Les rares expériences qui m’ont réconcilié avec ce genre de tentatives concernent des images ou des situations qui m’ont pris par surprise. Il arrive, mais c’est si rare, que tu te surprennes à avoir accueilli quelque chose de la réalité qui t’entoure, sans que tu ne l’aies cherché. Il faut beaucoup de persévérance pour recueillir les heureux hasards. Dans mon cas, ce qui m’intéresse est la façon dont l’observation prolongée d’un détail va finir par recueillir quelque chose de ce qui l’entoure. Dans Orientations, par exemple, l’épuisement du geste filmique, de l’action corporelle et perceptive, a fait qu’un inattendu arrive et déborde le détail observé, à savoir, cette rencontre avec cet homme qui est venu me parler, me questionner. Tant que ce débordement n’a pas lieu, l’expérience tombe à l’eau et rejoindra toutes celles qui ne verront jamais le jour. Cette idée de la rareté est importante, je crois. Assumer un travail, c’est aussi se rendre compte qu’il y a eu quelque chose de rare qui est arrivé, un micro-événement qui fait que là, il se passe quelque chose. Travailler revient à travailler beaucoup et, finalement, transmettre peu. 

TàT : Et en même temps, ce débordement que vous recherchez et qui arrive rare- ment va interroger une échelle plus élargie, notamment politique, un peu à votre insu. Dans le film Foyer, les mots et les voix des personnes avec lesquelles vous interagissez viennent imprégner le dispositif formel du filmant et lui donner une couleur socio-politique de la société tunisienne à ce moment-là. Comment traitez- vous cette dimension politique au cœur de l’expérience filmique ?  

IB : Filmer en Tunisie me semble particulier. Les humeurs atmosphériques et sociales mélangées à l’inquiétude que cette société vit actuellement donnent le sentiment d’un pays en métamorphose. En France, le mot « inquiétude » ne cesse de revenir mais, je le ressens plus comme le symptôme d’une peur crispée de la perte. Il ne faudrait pas généraliser, mais dit trop rapidement, j’ai l’impression que l’inquiétude semble ici, en France, liée à un sentiment de déclin. En Tunisie, on ressent confusément qu’une forme, même très maladroite, se cherche à plusieurs et qu’un désaccord persiste sur la forme à trouver. Quelque chose de pas tout à fait prévisible travaille en quelque sorte, même si ça tend aussi à se crisper de plus en plus. Être soi-même un artiste sans certitudes fait qu’il arrive parfois qu’au cœur de l’expérience filmique, l’inquiétude liée à la recherche d’une forme se contamine de l’inquiétude engendrée par le contexte environnant. Quand, à un moment donné, la recherche formelle prend le pli de l’inquiétude dans laquelle tu filmes, quelque chose peut arriver. Mais c’est très rare.  

TàT : J’ai l’impression que le film Foyer est un point de bascule dans votre trajectoire où l’accidentel de la rencontre, déjà présent dans Orientations, en devient le matériau principal. C’est un film sonore où l’on est amené à écouter ces personnes qui viennent vers vous depuis le hors-champ à travers les nuances lumineuses d’une feuille blanche greffée sur l’objectif de la caméra. Pourriez-vous revenir sur le contexte particulier de la fabrique de ce film à Tunis, quelques années après la Révolution populaire de 2011 ? Et, particulièrement, sur la question de la rencontre et ce qu’elle ouvre comme possibilités du point de vue cinématographique ?  

IB : Foyer est issu de plusieurs expériences, au départ très formelles, sur la question de la lumière, à savoir : comment une feuille de papier blanche se teinte de la lumière qui l’entoure ? C’était donc à l’époque un travail sur les variations lumineuses et c’est pour cela que j’ai inventé ce dispositif consistant à les filmer teintant une feuille de papier blanche. Et, là aussi, j’ai travaillé en myope sans trop savoir ce que je faisais. Je m’intéressais aux variations infimes du vent et de la lumière que je filmais durant des semaines, pour être finalement dépassé par l’expérience quand, comme dans Orientations, des badauds sont venus me voir et me questionner. Ces rencontres sont devenues le cœur du film. La caméra devient le foyer autour duquel on se réunit. Ce qui m’a intéressé là-dedans c’est qu’en observant du dehors l’expérience en train de se faire, la caméra, et en m’observant filmer, les gens viennent me voir et posent des questions, et sans le savoir, ils mettent des mots sur les choses en train de se faire alors que moi-même je cherchais, ne sachant pas ce que je faisais. En me posant des questions, ils ont fait germer dans ma tête un film que je n’avais pas vu au départ. J’ai alors compris que la voix de ces personnes pouvait faire un film. J’ai progressivement reconnu l’inquiétude que véhiculait la friction entre la mise en situation de la caméra et les voix : quel sens peut avoir cette expérience formelle qui se cherche dans ce contexte tunisien à ce moment-là ? Avant 2011, cela aurait été beaucoup plus difficile de filmer dans la rue parce que j’aurais été embêté par les policiers. Maintenant, je pense que c’est redevenu difficile. Foyer s’est fait en réalité entre fin 2014 et 2015, mais j’ai compris qu’il y avait un film à la fin 2015, et je lui ai donné forme en 2016. L’expérience s’est étalée en plusieurs séquences de travail, ce qui fait que le film est venu petit à petit. Ce film est arrivé à un moment particulier où filmer à Tunis était devenu plus simple, tant il y a eu de journalistes, de camé- ramans et de photographes dans les rues. J’ai profité d’une certaine manière de ce moment, non par stratégie, mais parce que j’ai spontanément senti que l’acte de filmer faisait naturellement partie de l’atmosphère d’alors.  

TàT : Si on reprend le concept de multitude tel qu’il a été développé par Spinoza et repris par Negri, à savoir, une multiplicité de singularités qui tire sa puissance politique ni d’une extériorité surplombante ni d’une unité homogène, mais de sa pluralité intrinsèque et de son hétérogénéité, on serait tenté d’avancer que c’est la multitude en tant que forme d’existence sociale qui a, en quelque sorte, fait ce film…  

IB : Oui, c’est un film qui est peuplé. C’est-à-dire qu’il part d’une vacuité pourvue d’une grande réserve de sens, d’un blanc, pouvant laisser la place à une multitude de perceptions et de projections différentes. Le geste du film a peut-être tout simplement consisté à soustraire pour ménager de la place aux autres, et précisément, à la pluralité des voix de ces personnes qui ont fait le film en me questionnant et en décrivant les situations où chacun avait sa vision personnelle. Ensuite, lors de la diffusion au cinéma ou pendant une exposition, le spectateur lui-même rejoint ce peuplement. Il va à son tour projeter des choses sur cet écran blanc et sur ces voix dépourvues de corps ou de visages assignés. La bande de jeunes à la fin du film peut renvoyer à n’importe quelle bande de jeunes. En quelque sorte, toutes les bandes de jeunes sont potentiellement enveloppées dans cette bande de jeunes-là. Ce morceau de papier devient un peu comme cette écume sur la plage qui va joindre deux espaces, deux rives, d’une certaine manière. Et le spectateur qui va voir ces films sait que, derrière cet écran, il y a la Tunisie mais celle-ci reste opaque alors que toute son énergie est là et enregistrée. L’infinitif à l’écran est conjugué par le croisement des regards et des spéculations de ceux qui sont dans le film comme ceux des spectateurs.  

TàT : Bachelard écrivait dans La Formation de l’esprit scientifique : « Tout tra- vail patient et rythmique, qui réclame une longue suite d’opérations monotones, entraîne l’homo faber à la rêverie. […] Il coefficiente la substance longuement travaillée1. » J’ai l’impression que cette citation reflète bien votre rapport à l’expé- rimentation dans sa dimension temporelle où il s’agit davantage pour vous d’une espèce de membrane posée à l’infinitif qui accueillerait le milieu ambiant, les environs et les éléments naturels et humains. Qu’en pensez-vous ?  

IB : Ce qui m’intéresse dans cette citation, c’est l’action de la répétition et celle de la patience. C’est les Straub qui disent que « le travail de l’image relève d’une longue patience ». L’idée de répéter, d’observer très longuement une zone du monde, relève d’une patience et d’une prise de soin. Cela suppose de se porter au chevet de ce que tu observes. Prendre le temps d’être à l’endroit que tu as choisi à un moment donné, ça peut être cette plage dont on a parlé, ça peut être telle rue, telle table de travail, tel fragment de corps… C’est le seul moyen, si on veut, à un moment donné, se rendre compte des relations d’affectations que cette zone d’observation entretient avec ce qui l’entoure plus largement, comme c’était le cas avec Esquisse ou Foyer, respectivement, le bout de tissu et la feuille blanche. Pour cela, il faut répéter, il faut prendre le temps d’être là, d’être disponible. Et le fait d’être dans la fabrique, dans le travail répétitif et lancinant dont parle Bachelard, aide à rendre sensible au moindre grain, à la moindre nuance et aux moindres ratages. À la fin, il est possible que j’expérimente pour apprendre à voir différemment ce qui semblait familier, pour élargir et déjouer ce à quoi je m’attendais.  

TàT : Le court séjour d’avril 1914 de Paul Klee en Tunisie fut célèbre puisque ce voyage opère une rencontre singulière avec la lumière qui bouleversera son rapport à la couleur devenant dans sa peinture « une valeur lumineuse ». La lumière méditerranéenne impacte une partie importante de votre travail et, particulièrement, Foyer. Je souhaiterais que vous méditiez cet extrait tiré du journal de Klee en rapport avec ce que vous êtes en train d’expérimenter ces derniers temps par des allers- retours entre la Méditerranée et l’Atlantique. Il note : « Bien entendu j’échoue face à pareille nature. Mais j’en sais tout de même un peu plus qu’auparavant. Je sais le chemin à parcourir depuis mon insuffisance jusqu’à la nature. C’est là une affaire intérieure pour les prochaines années2. » 

IB : J’ai lu ce journal il y a longtemps, et je connais assez bien ces lignes. Ce qui me touche est la façon dont il semble avoir entretenu un rapport de peintre avec ces éléments et la façon dont il mesure que les choses le dépassent dans cette rencontre avec ces éléments.  

TàT : J’ai l’impression que cette rencontre évoquée par Klee résonne avec vos dernières expériences où le vent marin vous a « dépassé » à Tunis et en Bretagne, en circulant d’un milieu à l’autre. Expliquez-nous ce dépassement que vous avez ressenti lors de vos derniers voyages à l’affût du vent marin du Nord et du Sud ?  

IB : Après l’exposition du Jeu de Paume, quand je me suis intéressé à la question de la tempête, on m’a souvent parlé de l’île d’Ouessant en Bretagne comme d’un endroit de tempêtes. J’y suis donc allé. Et pour l’anecdote, il se trouve que j’étais à Tunis juste avant d’aller sur l’île. Je me préparais psychologiquement et matériellement en même temps que je surveillais quotidiennement la météo de l’île par Internet. J’ai alors vu qu’une tempête s’en approchait et j’ai compris que j’allais la rater de peu, ce qui a effectivement été le cas. Je suis arrivé exactement le lendemain de son passage. Vous ne pouvez pas imaginer la frustration que ça a été. Je me suis dit : tu donnes rendez-vous à une tempête mais on ne donne pas rendez-vous à ce genre de forces. Mais le plus drôle est qu’alors que j’enrageais de ce rendez-vous manqué, une tempête commençait à naître, là, sous mes yeux, à l’endroit où je me trouvais à Tunis. Sans crier gare, je suis sorti avec ma caméra et j’ai filmé en vrac, sur la plage dont j’ai parlé, à Gammarth. Quelques jours après, l’île d’Ouessant était très calme. J’y ai passé dix jours d’attente. Je suis peut-être en train de comprendre, ces jours-ci, que c’est précisément la figure du rendez-vous impossible, du rendez-vous perpétuellement manqué qui est intéressante. Je pense à l’attente d’une catastrophe qui n’arriverait jamais là où on l’attend. D’une certaine façon, cette inquiétude est partout et nulle part à la fois, il faudrait suivre un même vent qui traverserait la Méditerranée, qui connecterait Tunis à la Bretagne par exemple, avec pour élément de poursuite ce même vent d’inquiétude. Je ne sais pas encore trop… Je vais voir. En tout cas, ce qui a retenu mon attention est ce sentiment d’être toujours à côté. C’est toujours la même chose : on a beau avoir les intentions les plus précises et les plus calculées, c’est souvent dans les marges que ça arrive.   

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Propos recueillis par Kahena Sanaâ 
Kahena Sanaâ est née à Tunis ; elle vit et travaille à Paris. Artiste et docteure en arts plastiques à l’université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, elle est actuellement ATER et membre de l’équipe EsPAS. Sa recherche doctorale et artistique développe un questionnement phénoménologique et micro-politique autour de l’expérience vécue sous le prisme du corps étranger par des pratiques performatives et vidéographiques.