« Aujourd’hui je fais de la vidéo mais je ne suis pas vidéaste », commence Ismaïl Bahri au début d’une conversation tout entière orientée vers l’idée que l’ensemble de ses recherches récentes pourrait être rassemblé sous la forme d’un vaste appareil de capture d’image, ou bien considéré comme une sorte de déconstruction du cinéma, morceau par morceau, la lentille, la pellicule, la lumière et l’écran.
Formé à l’école des beaux-arts de Tunis, puis titulaire d’un doctorat en arts plastiques de l’université Paris-1, Ismaïl Bahri se considère pourtant comme un autodidacte, car il a, dit-il, beaucoup réinventé sa pratique en arrivant en France. C’est peut-être pour cette raison que le fait de contourner les écueils de la technique lui tient autant à cœur. Dès ses premiers travaux, il a utilisé des matériaux et des procédés très simples, dont il fait ses « instrument de précision », notamment la lumière et le mouvement. Dans Ligne fantôme (2002-2006), par exemple, quelques fines épingles piquées dans un mur dessinent une ligne de leurs ombres, des « sutures d’ombres » qui varient avec les mouvements du soleil, jeux de temps, d’ombre et de lumière, une sorte de premier cinéma. Il y a aussi quelque chose de la révélation d’une pellicule dans la série Latence (2010-2011), des plaques de verre sur lesquelles ont été déposées des gouttes d’encre mêlées de lait, manipulées pour obtenir des stries concentriques qui semblent sculptées de l’intérieur, lentement, comme évolue le travail lui-même, au fil des mois et des ans. On dirait des planètes. On dirait que le même geste conduit toujours aux mêmes formes, du Big Bang à cette minuscule flaque brune et argent. Ismaïl Bahri dans ses œuvres se fait le spectateur de la création d’une forme.
La vidéo Dénouement (2011) est significative à cet égard. Une ligne noire traverse l’écran blanc d’un champ de neige. Un personnage avance, repliant autour d’une bobine le long morceau de fil à coudre, dessinant par là un espace, un moment et un volume. Le dénouement, c’est en fait le nœud du fil enroulé, plein de plis et de complexités. On pense à des films de Robert Morris, au cinéma expérimental des années 1920 et des années 1970, mais cet univers est assez étranger aux inspirations d’Ismaïl Bahri. Il parle de cinéma, et c’est le langage de la vidéo qui l’intéresse ; il tourne en vidéo mais tente en permanence de déconstruire le cinéma. Dans Film (2011-2012), le contraste est frappant entre la qualité de l’image numérique et la simplicité enfantine du dispositif filmé. Pendant des mois, chaque jour, Ismaïl Bahri a découpé des bandes de papier journal, dans toutes sortes de publications, laissant transparaitre ici et là des images de violence, des caractères arabes ou occidentaux. Ces bandes ont été roulées et posées sur une étendue d’encre, afin qu’elles se déroulent lentement, comme des pellicules qui se déverseraient d’une bobine. Les événements brûlants de l’actualité sont comme anesthésiés. L’image est si belle qu’on dirait une animation, mais ce n’est pas le cas, elle est un simple mouvement mécanique, décomposé au ralenti. L’encre est aussi un écran, dans lequel se reflètent les images refroidies. Et des mondes se dessinent, comme autour des papiers japonais que Proust trempait dans l’eau et qui évoluaient comme la forme des nuages.
C’est aussi un écran, ou peut-être une lentille, un regard aveugle, qui occupe l’essentiel du film Orientation (2010), qui a été présenté à la dernière biennale de Sharjah. Ismaïl Bahri se promène dans la rue, un verre en plastique rempli d’encre noire à la main. Le monde s’y reflète comme, renversé. C’est une vision du monde en miniature. On n’y voit pas le visage de l’artiste, mais on entend le son de sa voix, en conversation avec des passants qui l’interrogent sur son geste, sur sa religion, sur ce qu’il donne à voir. C’est là le hors-champ qui définit le cinéma. Il y a une sorte de magie à cette scène, entre l’apparition et la disparition (des thèmes récurrents dans les œuvres d’Ismaïl Bahri). Une tension s’instaure entre le contact étroit de l’image avec l’écran et la profondeur du champ. Comme autant de tours de pellicule sur une bobine, de nombreux cercles peuplent les œuvres d’Ismaïl Bahri. Cherche-t-il à donner forme à quelque chose qui lui échappe ? Ces cercles sont parfois images, parfois écran, parfois simplement, palpitations, comme c’est le cas dans Ligne, vidéo dans laquelle une goutte d’eau vibre, posée sur une veine d’un bras, au rythme d’un pouls, tension entre le visible et l’invisible, dans un corps compressé et vu en raccourci.
Au lendemain de notre rendez-vous, Ismaïl Bahri part faire des essais de tournage pour sa nouvelle installation, un dispositif mural monumental, à plusieurs écrans. Ces expériences sont l’amorce d’un ensemble de vidéos liées par ce même dispositif mais explorant chacune des directions particulières. Trois caméras seront orientées vers un même paysage dans différentes positions. Devant l’obturateur a été bricolé une sorte de volet mouvant fixé à une armature de métal, qui flotte dans l’air. A l’image, on voit des vibrations de blanc, parfois ici et là le paysage. C’est le vent qui fait le film, dans un clignotement magique qui rappelle le flicker de Paul Sharits. Ismaïl Bahri avance comme un funambule, dans la quête, pour reprendre les termes de Duchamp comme il le fait, de la « précision inexacte ».